Bientôt la grande clameur de Paris propagée par les eaux de la Seine s’apaisa, les lueurs s’éteignirent une à une en haut des maisons, le silence régna dans toute son étendue, et la vaste cité s’endormit comme un géant fatigué. Minuit sonna. Le plus léger bruit, la chute d’une feuille ou le vol d’un choucas changeant de place dans les cimes de Notre-Dame, eussent alors rappelé l’esprit de l’étranger sur la terre, eussent fait quitter à l’enfant les hauteurs célestes vers lesquelles son âme était montée sur les ailes de l’extase. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d’un corps lourd que l’oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut dénouée, l’enfant ouvrit les yeux.

— Où suis-je, demanda-t-il avec une expression de plaisir.

— Chez vous, dit le vieillard en regardant avec surprise le cou de Godefroid, le clou auquel la corde avait été attachée, et qui se trouvait encore au bout.

— Dans le ciel, répondit l’enfant d’une voix délicieuse.

— Non, sur la terre ! répliqua le vieillard.

Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse atmosphère s’élevait au-dessus des eaux comme un dais de fumée. À ce spectacle pour lui désolant, il se croisa les mains sur la poitrine et prit une attitude de désespoir ; le vieillard vint à lui, l’étonnement peint sur la figure.

— Vous avez voulu vous tuer ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Godefroid en laissant l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts de la corde avaient porté.

Malgré de légères contusions, le jeune homme avait dû peu souffrir. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s’était terminé par une chute sans danger.

— Pourquoi donc, cher enfant, avez-vous tenté de mourir ?

— Ah ! répondit Godefroid ne retenant plus les larmes qui roulaient dans ses yeux, j’ai entendu la voix d’en haut ! Elle m’appelait par mon nom ! Elle ne m’avait pas encore nommé ; mais cette fois, elle me conviait au ciel ! Oh ! combien cette voix est douce ! — Ne pouvant m’élancer dans les cieux, ajouta-t-il avec un geste naïf, j’ai pris pour aller à Dieu la seule route que nous ayons.

— Oh, enfant, enfant sublime ! s’écria le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le pressant avec enthousiasme sur son cœur. Tu es poète, tu sais monter intrépidement sur l’ouragan ! Ta poésie, à toi, ne sort pas de ton cœur ! Tes vives, tes ardentes pensées, tes créations marchent et grandissent dans ton âme. Va, ne livre pas tes idées au vulgaire ? sois l’autel, la victime et le prêtre tout ensemble ! Tu connais les cieux, n’est-ce pas ? Tu as vu ces myriades d’anges aux blanches plumes, aux sistres d’or qui tous tendent d’un vol égal vers le trône, et tu as admiré souvent leurs ailes qui, sous la voix de Dieu, s’agitent comme les touffes harmonieuses des forêts sous la tempête. Oh ! combien l’espace sans bornes est beau ! dis ?

Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu’ils entendaient.

— Oh ! voir Dieu, s’écria doucement Godefroid.

— Enfant ! reprit tout à coup l’étranger d’une voix sévère, as-tu donc si tôt oublié les enseignements sacrés de notre bon maître le docteur Sigier ? Pour revenir, toi dans ta patrie céleste, et moi dans ma patrie terrestre, ne devons-nous pas obéir à la voix de Dieu ? Marchons résignés dans les rudes chemins où son doigt puissant a marqué notre route. Ne frémis-tu pas du danger auquel tu t’es exposé ? Venu sans ordre, ayant dit : Me voilà ! avant le temps, ne serais tu pas retombé dans un monde inférieur à celui dans lequel ton âme voltige aujourd’hui ? Pauvre chérubin égaré, ne devrais-tu pas bénir Dieu de t’avoir fait vivre dans une sphère où tu n’entends que de célestes accords ? N’es-tu pas pur comme un diamant, beau comme une fleur ? Ah ! si, semblable à moi, tu ne connaissais que la cité des douleurs ! À m’y promener, je me suis usé le cœur. Oh ! fouiller dans les tombes pour leur demander d’horribles secrets ; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers moi, en implorant un pardon que je ne puis accorder ; étudier les convulsions de l’assassin et les derniers cris de sa victime ; écouter d’épouvantables bruits et d’affreux silences ; le silence d’un père dévorant ses fils morts ; interroger le rire des damnés ; chercher quelques formes humaines parmi des masses décolorées que le crime a roulées et tordues ; apprendre des mots que les hommes vivants n’entendent pas sans mourir ; toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, est-ce donc une vie ?

— Arrêtez ! s’écria Godefroid, je ne saurais vous regarder, vous écouter davantage ! Ma raison s’égare, ma vue s’obscurcit. Vous allumez en moi un feu qui me dévore.

— Je dois cependant continuer, reprit le vieillard en secouant sa main par un mouvement extraordinaire qui produisit sur le jeune homme l’effet d’un charme.

Pendant un moment, l’étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus ; puis, il étendit le doigt vers la terre : vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement. Il resta debout, éclairé par les indécis et vagues reflets de la lune qui firent resplendir son front d’où s’échappa comme une lueur solaire. Si d’abord une expression presque dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de son visage, bientôt son regard contracta cette fixité qui semble indiquer la présence d’un objet invisible aux organes ordinaires de la vue. Certes, ses yeux contemplèrent alors les lointains tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-être cet homme n’eut une apparence si grandiose. Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure ; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté ; une force inexplicable le cloua sur le plancher ; et, comme lorsque notre attention nous arrache à nous-même, dans le spectacle d’un incendie ou d’une bataille, il ne sentit plus son propre corps.

— Veux-tu que je te dise la destinée au-devant de laquelle tu marchais, pauvre ange d’amour ? Écoute ! Il m’a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d’hommes et d’anges. En parcourant les régions des éternels supplices, j’étais préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passent les siècles, moi, chétif ! Quand j’allais par les campagnes de lumière où se pressent les heureux, l’amour d’une femme, les ailes d’un ange, me soutenaient ; porté sur son cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables dont l’étreinte est plus dangereuse pour nous, mortels, que ne le sont les angoisses du monde mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d’en-bas, j’étais parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. Je volais, emporté par mon guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps, L’auréole qui ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur notre passage, comme une impalpable poussière. Loin de nous, les soleils de tous les univers jetaient à peine la faible lueur des lucioles de mon pays. J’allais atteindre les champs de l’air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes que je laissais derrière moi, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, je vis une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Je reconnus un homme, il ne nous regarda, ne nous entendit pas ; tous ses muscles tressaillaient et haletaient ; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie.