Blondet et Rastignac étaient des hommes de trop haute politique et trop habitués au monde pour faire la moindre exclamation bourgeoise, et vouloir retenir la princesse ; mais madame d’Espard fit rasseoir son amie en la prenant par la main et lui disant à l’oreille : — Attendez que les gens aient dîné, la voiture n’est pas prête. Et elle fit un signe au valet de chambre qui remportait le plateau du café. Madame de Montcornet devina que la princesse et madame d’Espard avaient un mot à se dire et prit avec elle d’Arthez, Rastignac et Blondet, qu’elle amusa par une de ces folles attaques paradoxales auxquelles s’entendent à merveille les Parisiennes.

— Eh ! bien, dit la marquise à Diane, comment le trouvez-vous ?

— Mais c’est un adorable enfant, il sort du maillot. Vraiment, cette fois encore, il y aura, comme toujours, un triomphe sans lutte.

— C’est désespérant, dit madame d’Espard, mais il y a de la ressource.

— Comment ?

— Laissez-moi devenir votre rivale.

— Comme vous voudrez, répondit la princesse, j’ai pris mon parti. Le génie est une manière d’être du cerveau, je ne sais pas ce qu’y gagne le cœur, nous en causerons plus tard.

En entendant ce dernier mot qui fut impénétrable, madame d’Espard se jeta dans la conversation générale et ne parut ni blessée du Comme vous voudrez, ni curieuse de savoir à quoi cette entrevue aboutirait. La princesse resta pendant une heure environ assise sur la causeuse auprès du feu, dans l’attitude pleine de nonchalance et d’abandon que Guérin a donnée à Didon, écoutant avec l’attention d’une personne absorbée, et regardant Daniel par moments, sans déguiser une admiration qui ne sortait pas d’ailleurs des bornes. Elle s’esquiva quand la voiture fut avancée, après avoir échangé un serrement de main avec la marquise et une inclination de tête avec madame de Montcornet.

La soirée s’acheva sans qu’il fût question de la princesse. On profita de l’espèce d’exaltation dans laquelle était d’Arthez, qui déploya les trésors de son esprit. Certes, il avait dans Rastignac et dans Blondet deux acolytes de première force comme finesse d’esprit et comme portée d’intelligence. Quant aux deux femmes, elles sont depuis long-temps comptées parmi les plus spirituelles de la haute société. Ce fut donc une halte dans une oasis, un bonheur rare et bien apprécié pour ces personnages habituellement en proie au garde à vous du monde, des salons et de la politique. Il est des êtres qui ont le privilége d’être parmi les hommes comme des astres bienfaisants dont la lumière éclaire les esprits, dont les rayons échauffent les cœurs. D’Arthez était une de ces belles âmes. Un écrivain, qui s’élève à la hauteur où il est, s’habitue à tout penser, et oublie quelquefois dans le monde qu’il ne faut pas tout dire ; il lui est impossible d’avoir la retenue des gens qui y vivent continuellement ; mais comme ses écarts sont presque toujours marqués d’un cachet d’originalité, personne ne s’en plaint. Cette saveur si rare dans les talents, cette jeunesse pleine de simplesse qui rendent d’Arthez si noblement original, firent de cette soirée une délicieuse chose. Il sortit avec le baron de Rastignac qui, en le reconduisant chez lui, parla naturellement de la princesse, en lui demandant comment il la trouvait.

— Michel avait raison de l’aimer, répondit d’Arthez, c’est une femme extraordinaire.

— Bien extraordinaire, répliqua railleusement Rastignac. À votre accent, je vois que vous l’aimez déjà ; vous serez chez elle avant trois jours, et je suis un trop vieil habitué de Paris pour ne pas savoir ce qui va se passer entre vous. Eh ! bien, mon cher Daniel, je vous supplie de ne pas vous laisser aller à la moindre confusion d’intérêts. Aimez la princesse si vous vous sentez de l’amour pour elle au cœur ; mais songez à votre fortune. Elle n’a jamais pris ni demandé deux liards à qui que ce soit, elle est bien trop d’Uxelles et Cadignan pour cela, mais, à ma connaissance, outre sa fortune à elle, laquelle était très-considérable, elle a fait dissiper plusieurs millions. Comment ? pourquoi ? par quels moyens ? personne ne le sait, elle ne le sait pas elle-même. Je lui ai vu avaler, il y a treize ans, la fortune d’un charmant garçon et celle d’un vieux notaire en vingt mois.

— Il y a treize ans ! dit d’Arthez, quel âge a-t-elle donc ?

— Vous n’avez donc pas vu, répondit en riant Rastignac, à table son fils, le duc de Maufrigneuse ? un jeune homme de dix-neuf ans. Or, dix-neuf et dix-sept font...

— Trente-six, s’écria l’auteur surpris, je lui donnais vingt ans.

— Elle les acceptera, dit Rastignac mais soyez sans inquiétude là-dessus : elle n’aura jamais que vingt ans pour vous. Vous allez entrer dans le monde le plus fantastique. Bonsoir, vous voilà chez vous, dit le baron en voyant sa voiture entrer rue de Bellefond où demeure d’Arthez dans une jolie maison à lui, nous nous verrons dans la semaine chez mademoiselle des Touches.

D’Arthez laissa l’amour pénétrer dans son cœur à la manière de notre oncle Tobie, sans faire la moindre résistance, il procéda par l’adoration sans critique, par l’admiration exclusive. La princesse, cette belle créature, une des plus remarquables créations de ce monstrueux Paris où tout est possible en bien comme en mal, devint, quelque vulgaire que le malheur des temps ait rendu ce mot, l’ange rêvé. Pour bien comprendre la subite transformation de cet illustre auteur, il faudrait savoir tout ce que la solitude et le travail constant laissent d’innocence au cœur, tout ce que l’amour réduit au besoin et devenu pénible auprès d’une femme ignoble, développe de désirs et de fantaisies, excite de regrets et fait naître de sentiments divins dans les plus hautes régions de l’âme. D’Arthez était bien l’enfant, le collégien que le tact de la princesse avait soudain reconnu. Une illumination presque semblable s’était accomplie chez la belle Diane. Elle avait donc enfin rencontré cet homme supérieur que toutes les femmes désirent, ne fût-ce que pour le jouer ; cette puissance à laquelle elles consentent à obéir, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de la maîtriser ; elle trouvait enfin les grandeurs de l’intelligence unies à la naïveté du cœur au neuf de la passion ; puis elle voyait par un bonheur inouï, toutes ces richesses contenues dans une forme qui lui plaisait.