Elle avait pu être calomniée, elle voulait savoir si rien ne l’avait ternie aux yeux de celui qui l’aimait. Était-il mort avec toutes ses illusions ?

— Michel, répondit d’Arthez, était un de ces hommes qui aiment d’une manière absolue, et qui, s’ils choisissent mal, peuvent en souffrir sans jamais renoncer à celle qu’ils ont élue.

— Étais-je donc aimée ainsi ?.. s’écria-t-elle d’un air de béatitude exaltée.

— Oui, madame.

— J’ai donc fait son bonheur ?

— Pendant quatre ans.

— Une femme n’apprend jamais une pareille chose sans éprouver une orgueilleuse satisfaction, dit-elle en tournant son doux et noble visage vers d’Arthez par un mouvement plein de confusion pudique.

Une des plus savantes manœuvres de ces comédiennes est de voiler leurs manières quand les mots sont trop expressifs, et de faire parler les yeux quand le discours est restreint. Ces habiles dissonances, glissées dans la musique de leur amour faux ou vrai, produisent d’invincibles séductions.

— N’est-ce pas, reprit-elle en abaissant encore la voix et après s’être assurée d’avoir produit de l’effet, n’est-ce pas avoir accompli sa destinée que de rendre heureux, et sans crime, un grand homme ?

— Ne vous l’a-t-il pas écrit ?

— Oui, mais je voulais en être bien sûre, car, croyez-moi, monsieur, en me mettant si haut, il ne s’est pas trompé.

Les femmes savent donner à leurs paroles une sainteté particulière, elles leur communiquent je ne sais quoi de vibrant qui étend le sens des idées et leur prête de la profondeur ; si plus tard leur auditeur charmé ne se rend pas compte de ce qu’elles ont dit, le but a été complétement atteint, ce qui est le propre de l’éloquence. La princesse aurait en ce moment porté le diadème de la France, son front n’eût pas été plus imposant qu’il l’était sous le beau diadème de ses cheveux élevés en natte comme une tour, et ornés de ses jolies bruyères. Cette femme semblait marcher sur les flots de la calomnie, comme le Sauveur sur les vagues du lac de Tibériade, enveloppée dans le suaire de cet amour, comme un ange dans ses nimbes. Il n’y avait rien qui sentît ni la nécessité d’être ainsi, ni le désir de paraître grande ou aimante : ce fut simple et calme. Un homme vivant n’aurait jamais pu rendre à la princesse les services qu’elle obtenait de ce mort. D’Arthez, travailleur solitaire, à qui la pratique du monde était étrangère, et que l’étude avait enveloppé de ses voiles protecteurs, fut la dupe de cet accent et de ces paroles. Il fut sous le charme de ces exquises manières, il admira cette beauté parfaite, mûrie par le malheur, reposée dans la retraite ; il adora la réunion si rare d’un esprit fin et d’une belle âme. Enfin il désira recueillir la succession de Michel Chrestien. Le commencement de cette passion fut, comme chez la plupart des profonds penseurs, une idée. En voyant la princesse, en étudiant la forme de sa tête, la disposition de ses traits si doux, sa taille, son pied, ses mains si finement modelées, de plus près qu’il ne l’avait fait en accompagnant son ami dans ses folles courses, il remarqua le surprenant phénomène de la seconde vue morale que l’homme exalté par l’amour trouve en lui-même. Avec quelle lucidité Michel Chrestien n’avait-il pas lu dans ce cœur, dans cette âme, éclairée par les feux de l’amour ? Le fédéraliste avait donc été deviné, lui aussi ! il eût sans doute été heureux. Ainsi la princesse avait aux yeux de d’Arthez un grand charme, elle était entourée d’une auréole de poésie. Pendant le dîner, l’écrivain se rappela les confidences désespérées du républicain, et ses espérances quand il s’était cru aimé ; les beaux poèmes que dicte un sentiment vrai avaient été chantés pour lui seul à propos de cette femme. Sans le savoir, Daniel allait profiter de ces préparations dues au hasard. Il est rare qu’un homme passe sans remords de l’état de confident à celui de rival, et d’Arthez le pouvait alors sans crime. En un moment, il aperçut les énormes différences qui existent entre les femmes comme il faut, ces fleurs du grand monde, et les femmes vulgaires, qu’il ne connaissait cependant encore que sur un échantillon ; il fut donc pris par les coins les plus accessibles, les plus tendres de son âme et de son génie. Poussé par sa naïveté, par l’impétuosité de ses idées à s’emparer de cette femme, il se trouva retenu par le monde et par la barrière que les manières, disons le mot, que la majesté de la princesse mettait entre elle et lui. Aussi pour cet homme habitué à ne pas respecter celle qu’il aimait, y eut-il là je ne sais quoi d’irritant, un appât d’autant plus puissant qu’il fut forcé de le dévorer et d’en garder les atteintes sans se trahir. La conversation, qui demeura sur Michel Chrestien jusqu’au dessert, fut un admirable prétexte à Daniel comme à la princesse de parler à voix basse : amour, sympathie, divination ; à elle de se poser en femme méconnue, calomniée ; à lui de se fourrer les pieds dans les souliers du républicain mort. Peut-être cet homme d’ingénuité se surprit-il à moins regretter son ami ? Au moment où les merveilles du dessert reluisirent sur la table, au feu des candélabres, à l’abri des bouquets de fleurs naturelles qui séparaient les convives par une haie brillante, richement colorée de fruits et de sucreries, la princesse se plut à clore cette suite de confidences par un mot délicieux, accompagné d’un de ces regards à l’aide desquels les femmes blondes paraissent être brunes, et dans lequel elle exprima finement cette idée que Daniel et Michel étaient deux âmes jumelles. D’Arthez se rejeta dès lors dans la conversation générale en y portant une joie d’enfant et un petit air fat digne d’un écolier. La princesse prit de la façon la plus simple le bras de d’Arthez pour revenir au petit salon de la marquise. En traversant le grand salon, elle alla lentement ; et quand elle fut séparée de la marquise, à qui Blondet donnait le bras, par un intervalle assez considérable, elle arrêta d’Arthez.

— Je ne veux pas être inaccessible pour l’ami de ce pauvre républicain, lui dit-elle. Et quoique je me sois fait une loi de ne recevoir personne, vous seul au monde pourrez entrer chez moi. Ne croyez pas que ce soit une faveur. La faveur n’existe jamais que pour des étrangers, et il me semble que nous sommes de vieux amis : je veux voir en vous le frère de Michel.

D’Arthez ne put que presser le bras de la princesse, il ne trouva rien à répondre. Quand le café fut servi, Diane de Cadignan s’enveloppa par un coquet mouvement dans un grand châle, et se leva.