Depuis que, de jolie, de belle femme, la princesse était passée femme spirituelle en attendant qu’elle passât tout à fait, elle avait fait d’une réception chez elle un honneur suprême qui distinguait prodigieusement la personne favorisée. À l’abri de ces occupations, elle put tromper l’un de ses premiers amants, de Marsay, le plus influent personnage de la politique bourgeoise intronisée en juillet 1830 ; elle le reçut quelquefois le soir, tandis que le maréchal et plusieurs légitimistes s’entretenaient à voix basse, dans sa chambre à coucher, de la conquête du royaume, qui ne pouvait se faire sans le concours des idées, le seul élément de succès que les conspirateurs oubliassent. Ce fut une jolie vengeance de jolie femme, que de se jouer du premier ministre en le faisant servir de paravent à une conspiration contre son propre gouvernement. Cette aventure, digne des beaux jours de la Fronde, fut le texte de la plus spirituelle lettre du monde, où la princesse rendit compte des négociations à MADAME. Le duc de Maufrigneuse alla dans la Vendée, et put en revenir secrètement, sans s’être compromis, mais non sans avoir pris part aux périls de MADAME, qui, malheureusement, le renvoya lorsque tout parut être perdu. Peut-être la vigilance passionnée de ce jeune homme eût-elle déjoué la trahison. Quelque grands qu’aient été les torts de la duchesse de Maufrigneuse aux yeux du monde bourgeois, la conduite de son fils les a certes effacés aux yeux du monde aristocratique. Il y eut de la noblesse et de la grandeur à risquer ainsi le fils unique et l’héritier d’une maison historique. Il est certaines personnes, dites habiles, qui réparent les fautes de la vie privée par les services de la vie politique, et réciproquement ; mais il n’y eut chez la princesse de Cadignan aucun calcul. Peut-être n’y en a-t-il pas davantage chez tous ceux qui se conduisent ainsi. Les événements sont pour la moitié dans ces contresens.
Dans un des premiers beaux jours du mois de mai 1833, la marquise d’Espard et la princesse tournaient, on ne pouvait dire se promenaient, dans l’unique allée qui entourait le gazon du jardin, vers deux heures de l’après-midi, par un des derniers éclairs du soleil. Les rayons réfléchis par les murs faisaient une chaude atmosphère dans ce petit espace qu’embaumaient des fleurs, présent de la marquise.
— Nous perdrons bientôt de Marsay, disait madame d’Espard à la princesse, et avec lui s’en ira votre dernier espoir de fortune pour le duc de Maufrigneuse ; car depuis que vous l’avez si bien joué, ce grand politique a repris de l’affection pour vous.
— Mon fils ne capitulera jamais avec la branche cadette, dit la princesse, dût-il mourir de faim, dussé-je travailler pour lui. Mais Berthe de Cinq-Cygne ne le hait pas.
— Les enfants, dit madame d’Espard, n’ont pas les mêmes engagements que leurs pères...
— Ne parlons point de ceci, dit la princesse. Ce sera bien assez, si je ne puis apprivoiser la marquise de Cinq-Cygne, de marier mon fils avec quelque fille de forgeron, comme a fait ce petit d’Esgrignon !
— L’avez-vous aimé ? dit la marquise.
— Non, répondit gravement la princesse. La naïveté de d’Esgrignon était une sorte de sottise départementale de laquelle je me sais aperçue un peu trop tard, ou trop tôt si vous voulez.
— Et de Marsay ?
— De Marsay a joué avec moi comme avec une poupée. J’étais si jeune ! Nous n’aimons jamais les hommes qui se font nos instituteurs, ils froissent trop nos petites vanités. Voici bientôt trois années que je passe dans une solitude entière, eh ! bien, ce calme n’a rien eu de pénible. À vous seule, j’oserai dire qu’ici je me suis sentie heureuse. J’étais blasée d’adorations, fatiguée sans plaisir, émue à la superficie sans que l’émotion me traversât le cœur. J’ai trouvé tous les hommes que j’ai connus petits, mesquins, superficiels ; aucun d’eux ne m’a causé la plus légère surprise, ils étaient sans innocence, sans grandeur, sans délicatesse. J’aurais voulu rencontrer quelqu’un qui m’eût imposé.
— Seriez-vous donc comme moi, ma chère, demanda la marquise, n’auriez-vous jamais rencontré l’amour en essayant d’aimer ?
— Jamais, répondit la princesse en interrompant la marquise et lui posant la main sur le bras.
Toutes deux allèrent s’asseoir sur un banc de bois rustique, sous un massif de jasmin refleuri. Toutes deux avaient dit une de ces paroles solennelles pour des femmes arrivées à leur âge.
— Comme vous, reprit la princesse, peut-être ai-je été plus aimée que ne le sont les autres femmes ; mais à travers tant d’aventures, je le sens, je n’ai pas connu le bonheur. J’ai fait bien des folies, mais elles avaient un but, et le but se reculait à mesure que j’avançais ! Dans mon cœur vieilli, je sens une innocence qui n’a pas été entamée. Oui, sous tant d’expérience gît un premier amour qu’on pourrait abuser ; de même que, malgré tant de fatigues et de flétrissures, je me sens jeune et belle. Nous pouvons aimer sans être heureuses, nous pouvons être heureuses et ne pas aimer ; mais aimer et avoir du bonheur, réunir ces deux immenses jouissances humaines, est un prodige. Ce prodige ne s’est pas accompli pour moi.
— Ni pour moi, dit madame d’Espard.
— Je suis poursuivie dans ma retraite par un regret affreux : je me suis amusée, mais je n’ai pas aimé.
— Quel incroyable secret ! s’écria la marquise.
— Ah ! ma chère, répondit la princesse, ces secrets, nous ne pouvons les confier qu’à nous-mêmes : personne, à Paris, ne nous croirait.
— Et, reprit la marquise, si nous n’avions pas toutes deux passé trente-six ans, nous ne nous ferions peut-être pas cet aveu.
— Oui, quand nous sommes jeunes, nous avons de bien stupides fatuités ! dit la princesse. Nous ressemblons parfois à ces pauvres jeunes gens qui jouent avec un curedent pour faire croire qu’ils ont bien dîné.

— Enfin, nous voilà, répondit avec une grâce coquette madame d’Espard qui fit un charmant geste d’innocence instruite, et nous sommes, il me semble, encore assez vivantes pour prendre une revanche.
— Quand vous m’avez dit, l’autre jour, que Béatrix était partie avec Conti, j’y ai pensé pendant toute la nuit, reprit la princesse après une pause. Il faut être bien heureuse pour sacrifier ainsi sa position, son avenir, et renoncer à jamais au monde.
— C’est une petite sotte, dit gravement madame d’Espard. Mademoiselle des Touches a été enchantée d’être débarrassée de Conti. Béatrix n’a pas deviné combien cet abandon, fait par une femme supérieure, qui n’a pas un seul instant défendu son prétendu bonheur, accusait la nullité de Conti.
— Elle sera donc malheureuse ?
— Elle l’est déjà, reprit madame d’Espard.
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