« On prêche contre tant de vices, lui dis-je ; je ne sache point qu'on se soit occupé, en chaire, de la mauvaise humeur 4. — C'est aux prédicateurs des villes à le faire, répondit-il ; les gens de la campagne ne connaissent pas l'humeur. Il n'y aurait pourtant pas de mal d'en dire quelque chose de temps en temps : ce serait une leçon pour nos femmes, au moins, et pour M. le bailli. » Tout te monde rit, il rit lui-même de bon cœur, jusqu'à ce qu'il lui prit une toux qui interrompit quelque temps notre entretien. Le jeune homme reprit la parole : «Vous avez nommé la mauvaise humeur un vice ; cela me semble exagéré. — Pas du tout, lui répondis-je, si ce qui nuit à soi-même et au prochain mérite ce nom. N'est-ce pas assez que nous ne puissions pas nous rendre mutuellement heureux ? faut-il encore nous priver les uns les autres du plaisir que chacun peut goûter au fond de son cœur ? Nommez-moi l'homme de mauvaise humeur qui possède assez de force pour la cacher, pour la supporter seul, sans troubler la joie de ceux qui l'entourent. Ou plutôt la mauvaise humeur ne vient-elle pas d'un mécontentement de nous-mêmes, d'un dépit causé par le sentiment du peu que nous valons, auquel se joint l'envie excitée par une folle vanité ? Nous voyons des hommes heureux qui ne nous doivent rien de leur bonheur, et cela nous est insupportable. » Charlotte sourit de la vivacité de mes expressions ; une larme que j'aperçus dans les yeux de Frédérique m'excita à continuer. « Malheur à ceux, m'écriai-je, qui se servent du pouvoir qu'ils ont sur un cœur pour lui ravir les jouissances pures qui y germent d'elles-mêmes ! Tous les présents, toutes les complaisances du monde, ne dédommagent pas d'un moment de plaisir empoisonné par le dépit et l'odieuse conduite d'un tyran ! »

Mon cœur était plein dans cet instant ; mille souvenirs oppressaient mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux.

« Si chacun de nous, m'écriai-je, se disait tous les jours : Tu n'as d'autre pouvoir sur tes amis que de leur laisser leurs plaisirs, et d'augmenter leur bonheur en le partageant avec eux. Est-il en ta puissance, lorsque leur âme est agitée par une passion violente, ou flétrie par la douleur, d'y verser une goutte de consolation ?

« Et lorsque l'infortunée que tu auras minée dans ses beaux jours succombera enfin à sa dernière maladie ; lorsqu'elle sera là, couchée devant toi, dans le plus triste abattement ; qu'elle lèvera au ciel des yeux éteints et que la sueur de la mort séchera sur son front ; que, debout devant son lit, comme un condamné, tu sentiras que tu ne peux rien faire avec tout ton pouvoir ; que tu seras déchiré d'angoisses, et que vainement tu voudras tout donner pour faire passer dans cette pauvre créature mourante un peu de confortation, une étincelle de courage !… »

Le souvenir d'une scène semblable, dont j'ai été témoin, se retraçait à mon imagination dans toute sa force. Je portai mon mouchoir à mes yeux, et je quittai la société. La voix de Charlotte, qui me criait : « Allons, partons ! » me fit revenir à moi. Comme elle m'a grondé en chemin sur l'exaltation que je mets à tout ! que j'en serais victime, que je devais me ménager ! O cher ange ! je veux vivre pour toi.

6 juillet.

Elle est toujours près de sa mourante amie, et toujours la même : toujours cet être bienfaisant, dont le regard adoucit les souffrances et fait des heureux. Hier soir, elle alla se promener avec Marianne et la petite Amélie ; je le savais, je les rencontrai, et nous marchâmes ensemble. Après avoir fait près d'une lieue et demie, nous retournâmes vers la ville, et nous arrivâmes à cette fontaine qui m'était déjà si chère, et qui maintenant me l’est mille fois davantage. Charlotte s'assit sur le petit mur, nous restâmes debout devant elle. Je regardai tout autour de moi, et je sentis revivre en moi le temps où mon cœur était si seul. « Fontaine chérie, dis-je en moi-même, depuis ce temps je ne me repose plus à ta douce fraîcheur, et quelquefois, en passant rapidement près de toi, je ne t'ai pas même regardée ! » Je regardais en bas, et je vis monter la petite Amélie, tenant un verre d'eau avec grande précaution. Je contemplai Charlotte, et sentis tout ce que j'ai placé en elle. Cependant Amélie vint avec son verre ; Marianne voulut le lui prendre. « Non, s'écria l'enfant avec l'expression la plus aimable, non ! c'est à toi, Charlotte, à boire la première. » Je fus si ravi de la vérité, de la bonté avec laquelle elle disait cela, que je ne pus rendre ce que j'éprouvais qu'en prenant la petite dans mes bras, et en l'embrassant avec tant de force qu'elle se mit à pleurer et à crier. « Vous lui avez fait mal, » dit Charlotte. J'étais consterné.

« Viens, Amélie, continua-t-elle en la prenant par la main pour descendre les marches ; lave-toi dans l’eau fraîche, vite, vite : ce ne sera rien. » Je restais à regarder avec quel soin l'enfant se frottait les joues de ses petites mains mouillées, et avec quelle bonne foi elle croyait que cette fontaine merveilleuse enlevait toute souillure, et lui épargnerait la honte de se voir pousser une vilaine barbe. Charlotte avait beau lui dire : « C'est assez,» la petite continuait toujours de se frotter, comme si beaucoup eût dû faire plus d'effet que peu. Je t'assure, Wilhelm, que je n'assistai jamais avec plus de respect à un baptême, et lorsque Charlotte remonta, je me serais volontiers prosterné devant elle, comme devant un prophète qui vient d'effacer les iniquités d'une nation.

Le soir, je ne pus m'empêcher, dans la joie de mon cœur, de raconter cette scène à un homme que je supposais sensible parce qu'il a de l'esprit ; mais je m'adressais bien ! Il me dit que Charlotte avait eu grand tort ; qu'il ne fallait jamais rien faire accroire aux enfants ; que c'était donner naissance à une infinité d'erreurs, et ouvrir la voie à la superstition, contre laquelle il fallait, au contraire, les prémunir de bonne heure. Je me rappelai qu'il avait fait baptiser un de ses enfants il y a huit jours ; je le laissai dire, et dans le fond de mon cœur je restai fidèle à la vérité.