Nous devons en user avec les enfants comme Dieu en use avec nous, lui qui ne nous rend jamais plus heureux que lorsqu'il nous laisse errer dans une douce illusion.

8 Juillet.

Que l'on est enfant ! quel prix on attache à un regard ! que l’on est enfant ! Nous étions allés à Wahlheim. Les dames étaient en voiture. Pendant la promenade je crus voir dans les yeux noirs de Charlotte… Je suis un fou ; pardonne-moi. Il aurait fallu les voir, ces yeux ! Pour en finir (car je tombe de sommeil), quand il fallut revenir, les dames montèrent en voiture. Le jeune W… , Selstadt, Audran et moi, nous entourions le carrosse. On causa par la portière avec ces messieurs, qui sont pleins de légèreté et d'étourderie. Je cherchais les yeux de Charlotte. Ah ! ils allaient de l'un à l'autre ; mais moi, qui étais entièrement, uniquement occupé d'elle, ils ne tombaient pas sur moi ! Mon cœur lui disait mille adieux, et elle ne me voyait point ! La voiture partit, et une larme vint mouiller ma paupière. Je la suivis des yeux, et je vis sortir par la portière la coiffure de Charlotte ; elle se penchait pour regarder. Hélas ! était-ce moi ? Mon ami, je flotte dans cette incertitude : c'est là ma consolation. Peut-être me cherchait-elle du regard ! peut-être ! Bonne nuit. Oh ! que je suis enfant !

10 juillet.

Quelle sotte figure je fais en société lorsqu'on parle d'elle ! Si tu me voyais quand on me demande gravement si elle me plait ! Plaire ! Je hais ce mot à la mort ! Quel homme ce doit être que celui à qui Charlotte plait, dont elle ne remplit pas tous les sens et tout l'être ! Plaire ! Dernièrement quelqu'un me demandait si Ossian me plaisait !

11 juillet.

Madame M… est fort mal. Je prie pour sa vie, car je souffre avec Charlotte. Je vois quelquefois Charlotte chez une amie. Elle m'a fait aujourd'hui un singulier récit. Le vieux M… est un vilain avare qui a bien tourmenté sa femme pendant toute sa vie, et qui la tenait serrée de fort près ; elle a cependant toujours su se tirer d'affaire. Il y a quelques jours, lorsque le médecin l'eut condamnée, elle fit appeler son mari en présence de Charlotte, et elle lui parla ainsi : « Il faut que je t'avoue une chose qui, après ma mort, pourrait causer de l'embarras et du chagrin. J'ai conduit jusqu'à présent notre ménage avec autant d'ordre et d'économie qu'il m'a été possible ; mais il faut que tu me pardonnes de l'avoir trompé pendant trente ans. Au commencement de notre mariage, tu fixas une somme très-modique pour la table et les autres dépenses de la maison. Notre ménage devint plus fort, notre commerce s'étendit ; je ne pus jamais obtenir que tu augmentasses en proportion la somme fixée. Tu sais que, dans le temps de nos plus grandes dépenses, tu exigeas qu'elles fussent couvertes avec sept florins par semaine. Je me soumis ; mais chaque semaine je prenais le surplus dans ta caisse, ne craignant pas qu'on soupçonnât la maîtresse de la maison de voler ainsi chez elle. Je n'ai rien dissipé. Pleine de confiance, je serais allée au-devant de l'éternité sans faire cet aveu ; mais celle qui dirigera le ménage après moi n'aurait pu se tirer d'affaire avec le peu que tu lui aurais donné, et tu aurais toujours soutenu que ta première femme n'avait pas eu besoin de plus. »

Je m'entretins avec Charlotte de l'inconcevable aveuglement de l'esprit humain. Il est incroyable qu'un homme ne soupçonne pas quelque dessous de cartes, lorsque avec sept florins on fait face à des dépenses qui doivent monter au double. J'ai cependant connu des personnes qui ne se seraient pas étonnées de voir dans leur maison l'inépuisable cruche d'huile du prophète.

15 juillet.

Non, je ne me trompe pas ! je lis dans ses yeux noirs le sincère intérêt qu'elle prend à moi et à mon sort. Oui, je sens, et là-dessus je puis m'en rapporter à mon cœur, je sens qu'elle… Oh ! l'oserai-je ? oserai-je prononcer ce mot qui vaut le ciel ?… Elle m'aime !

Elle m'aime ! combien je me deviens cher à moi-même ! combien… j'ose te le dire à toi, tu m'entendras… combien je m'adore depuis qu'elle m'aime !

Est-ce présomption, témérité, ou ai-je bien le sentiment de ma situation ?… Je ne connais pas l'homme que je craignais de rencontrer dans le cœur de Charlotte ; et pourtant, lorsqu'elle parle de son prétendu avec tant de chaleur, avec tant d'affection, je suis comme celui à qui l'on enlève ses titres et ses honneurs, et qui est forcé de rendre son épée.

16 juillet.

Oh ! quel feu court dans toutes mes veines lorsque par hasard mon doigt touche le sien, lorsque nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu ; mais une force secrète m'attire de nouveau ; il me prend un vertige, le trouble est dans tous mes sens. Ah ! son innocence, la pureté de son âme, ne lui permettent pas de concevoir combien les plus légères familiarités me mettent à la torture ! Lorsqu'en parlant elle pose sa main sur la mienne, que dans la conversation elle se rapproche de moi, que son haleine peut atteindre mes lèvres, alors je crois que je vais m'anéantir, comme si j'étais frappé de la foudre. Et, Wilhelm, si j'osais jamais… cette pureté du ciel, cette confiance ; tu me comprends.