Je n'examine pas si quelquefois il ne la tourmente point par quelque léger accès de jalousie : à sa place, j'aurais au moins de la peine à me défendre entièrement de ce démon.
Quoi qu'il en soit, le bonheur que je goûtais près de Charlotte a disparu. Est-ce folie ? est-ce stupidité ? Qu'importe le nom ! la chose parle assez d'elle-même ! Avant l'arrivée d'Albert, je savais tout ce que je sais maintenant ; je savais que je n'avais point de prétentions à former sur elle, et je n'en formais aucune… j'entends autant qu'il est possible de ne rien désirer à la vue de tant de charmes… Et aujourd'hui l'imbécile s'étonne et ouvre de grands yeux, parce que l'autre arrive en effet et lui enlève la belle.
Je grince les dents, et je m'indigne contre ceux qui peuvent dire qu'il faut que je me résigne, puisque la chose ne peut être autrement… Délivrez-moi de ces automates. Je cours les forêts, et lorsque je reviens près de Charlotte, que je trouve Albert auprès d'elle dans le petit jardin, sous le berceau, et que je me sens forcé de ne pas aller plus loin, je deviens fou à lier, et je fais mille extravagances. « Pour l'amour de Dieu, me disait Charlotte aujourd'hui, je vous en prie, plus de scène comme celle d'hier soir ! Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai ! » Entre nous, j'épie le moment où les affaires appellent Albert au dehors ; aussitôt je suis près d'elle, et je suis toujours content quand je la trouve seule.
8 août.
De grâce, mon cher Wilhelm, ne crois pas que je pensais à toi quand je traitais d'insupportables les hommes qui exigent de nous de la résignation dans les maux inévitables. Je n'imaginais pas, en vérité, que tu pusses être de cette opinion ; et pourtant, au fond, tu as raison. Seulement une observation, mon cher. Dans ce monde il est très-rare que tout aille par oui ou par non. Il y a dans les sentiments et la manière d'agir autant de nuances qu'il y a de degrés depuis le nez aquilin jusqu'au nez camus.
Tu ne trouveras donc pas mauvais que, tout en reconnaissant la justesse de ton argument, j'échappe pourtant à ton dilemme.
« Ou tu as quelque espoir de réussir auprès de Charlotte, dis-tu, ou tu n'en as point. » Bien ! « Dans le premier cas, cherche à réaliser cet espoir et à obtenir l'accomplissement de tes vœux ; dans le second, ranime ton courage, et délivre-toi d'une malheureuse passion qui finira par consumer tes forces. » Mon ami, cela est bien dit… et bientôt dit !
Et ce malheureux, dont la vie s'éteint, minée par une lente et incurable maladie, peux-tu exiger de lui qu'il mette fin à ses tourments par un coup de poignard ? et le mal qui dévore ses forces ne lui ôte-t-il pas en même temps le courage de s'en délivrer ? Tu pourrais, à la vérité, m'opposer une comparaison du même genre : « Qui n'aimerait mieux se faire amputer un bras que de risquer sa vie par peur et par hésitation ? » Je ne sais pas trop… Mais ne nous jetons pas de comparaisons à la tête. En voilà bien assez. Oui, mon ami, il me prend quelquefois un accès de courage exalté, sauvage ; et alors… si je savais seulement où… j'irais.
Le même jour, au soir.
Mon journal, que je négligeais depuis quelque temps, m'est tombé aujourd'hui sous la main. J'ai été étonné de voir que c'est bien sciemment que j'ai fait pas à pas tant de chemin. J'ai toujours vu si clairement ma situation ! et je n'en ai pas moins agi comme un enfant. Aujourd'hui je vois tout aussi clair, et il n'y a pas plus d'apparence que je me corrige.
10 août.
Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si je n'étais pas un fou. Des circonstances aussi favorables que celles où je me trouve se réunissent rarement pour rendre un homme heureux. Tant il est vrai que c'est notre cœur seul qui fait son malheur ou sa félicité… Etre membre de la famille la plus aimable ; me voir aimé du père comme un fils, des jeunes enfants comme un père ; et de Charlotte !… Et cet excellent Albert, qui ne trouble mon bonheur par aucune marque d'humeur, qui m'accueille si cordialement, pour qui je suis, après Charlotte, ce qu'il aime le mieux au monde !… Mon ami, c'est un plaisir de nous entendre lorsque nous nous promenons ensemble, et que nous nous entretenons de Charlotte : on n'a jamais rien imaginé de plus ridicule que notre situation ; et cependant dans ces moments plus d'une fois les larmes me viennent aux yeux.
Quand il me parle de la digne mère de Charlotte, quand il me raconte comment, en mourant, elle remit à sa fille son ménage et ses enfants, et lui recommanda sa fille à lui-même ; comment dès lors un nouvel esprit anima Charlotte ; comment elle est devenue, pour les soins du ménage, et de toute manière, une véritable mère ; comment aucun instant ne se passe pour elle sans sollicitude et sans travail, et comment sa vivacité, sa gaieté ne l'ont pourtant jamais quittée ;… alors je marche nonchalamment à côté de lui, et je cueille des fleurs sur le chemin ; je les réunis soigneusement dans un bouquet, et je les jette dans le torrent, et je les suis de l'œil pour les voir enfoncer petit à petit… Je ne sais si je t'ai écrit qu'Albert restera ici, et qu'il va obtenir de la cour, où il est très-bien vu, un emploi dont le revenu est fort honnête. Pour l'ordre et l'aptitude aux affaires, j'ai rencontré peu de personnes qu'on pût lui comparer.
12 août.
En vérité, Albert est le meilleur homme qui soit sous le ciel. J'ai eu hier avec lui une singulière scène. J'étais allé le voir pour prendre congé de lui, car il m'avait pris fantaisie de faire un tour à cheval dans les montagnes ; et c'est même de là que j'écris en ce moment. En allant et venant dans sa chambre, j'aperçus ses pistolets. « Prêtez-moi vos pistolets pour mon voyage, lui dis-je. — Je ne demande pas mieux, répondit-il ; mais vous prendrez la peine de les charger, ils ne sont là que pour la forme. » J'en détachai un, et il continua : « Depuis que ma prévoyance m'a joué un si mauvais tour, je ne veux plus rien avoir à démêler avec de pareilles armes. Je fus curieux de savoir ce qui lui était arrivé. « J'étais allé, reprit-il, passer trois mois à la campagne, chez un de mes amis ; j'avais une paire de pistolets non chargés, et je dormais tranquille. Un après-dîner que le temps était pluvieux et que j'étais à ne rien faire, je ne sais comment il me vint dans l'idée que nous pourrions être attaqués, que je pourrais avoir besoin de mes pistolets, et que… Vous savez comment cela va. Je les donnai au domestique pour les nettoyer et les charger. Il se mit à badiner avec la servante en cherchant à lui faire peur, et, Dieu sait comment, le pistolet part, la baguette étant encore dans le canon, la baguette va frapper la servante à la main droite et lui fracasse le pouce. J'eus à supporter les cris, les lamentations, et il me fallut encore payer le traitement.
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