Non, mon cœur n'est pas si corrompu ! mais faible ! bien faible ! et n'est-ce pas là de la corruption ?
Elle est sacrée pour moi ; tout désir se tait en sa présence. Je ne sais ce que je suis quand je suis auprès d'elle : c'est comme si mon âme se versait et coulait dans tous mes nerfs. Elle a un air qu'elle joue sur le clavecin avec la suavité d'un ange, si simplement et avec tant d'âme ! C'est son air favori, et il me remet de toute peine, de tout trouble, de toute idée sombre, dès qu'elle en joue seulement la première note.
Aucun prodige de la puissance magique que les anciens attribuaient à la musique ne me parait maintenant invraisemblable : ce simple chant a sur moi tant de puissance ! et comme elle sait me le faire entendre à propos, dans des moments où je serais homme à me tirer une balle dans la tête ! Alors l'égarement et les ténèbres de mon âme se dissipent, et je respire de nouveau plus librement.
18 juillet.
Wilhelm, qu'est-ce que le monde pour notre cœur sans l'amour ? ce qu'une lanterne magique est sans lumière : à peine y introduisez-vous le flambeau, qu'aussitôt les images les plus variées se peignent sur la muraille ; et lors même que tout cela ne serait que fantômes, encore ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là, éveillés, et que, comme des enfants, nous nous extasions sur ces apparitions merveilleuses. Aujourd'hui je ne pouvais aller voir Charlotte, j'étais emprisonné dans une société d'où il n'y avait pas moyen de m'échapper. Que faire ? J'envoyai chez elle mon domestique, afin d'avoir au moins près de moi quelqu'un qui eût approché d’elle dans la journée. Avec quelle impatience j'attendais son retour ! avec quelle joie je le revis ! Si j'avais osé, je me serais jeté à son cou, et je l'aurais embrassé.
On prétend que la pierre de Bologne, exposée au soleil, se pénètre de ses rayons, et éclaire quelque temps dans la nuit. Il en était ainsi pour moi de ce jeune homme. L'idée que les yeux de Charlotte s'étaient arrêtés sur ses traits, sur ses joues, sur les boutons et le collet de son habit, me rendait tout cela si cher, si sacré ! Je n'aurais pas donné ce garçon pour mille écus ! sa présence me faisait tant de bien !… Dieu te préserve d'en rire, Wilhelm ! Sont-ce là des fantômes ? est-ce une illusion que d'être heureux ?
19 juillet.
Je la verrai ! voilà mon premier mot lorsque je m'éveille, et qu'avec sérénité je regarde le beau soleil levant ; je la verrai ! Et alors je n'ai plus, pour toute la journée, aucun autre désir. Tout va là, tout s'engouffre dans cette perspective.
20 juillet.
Votre idée de me faire partir avec l'ambassadeur de *** ne sera pas encore la mienne. Je n'aime pas la dépendance, et de plus tout le monde sait que cet homme est des plus difficiles à vivre. Ma mère, dis-tu, voudrait me voir une occupation : cela m'a fait rire. Ne suis-je donc pas occupé à présent ? Et, au fond, n'est-ce pas la même chose que je compte des pois ou des lentilles ? Tout, dans cette vie, aboutit à des niaiseries ; et celui qui, pour plaire aux autres, sans besoin et sans goût, se tue à travailler pour de l'argent, pour des honneurs, ou pour tout ce qu'il vous plaira, est à coup sûr un imbécile.
24 juillet.
Puisque tu tiens tant à ce que je ne néglige pas le dessin, je ferais peut-être mieux de me taire sur ce point que de t'avouer que depuis longtemps je m'en suis bien peu occupé.
Jamais je ne fus plus heureux, jamais ma sensibilité pour la nature, jusqu'au caillou, jusqu'au brin d'herbe, ne fut plus pleine et plus vive ; et cependant… . je ne sais comment m'exprimer… . mon imagination est devenue si faible, tout nage et vacille tellement devant mon âme, que je ne puis saisir un contour ; mais je me figure que, si j'avais de l'argile ou de la cire, je réussirais mieux. Si cela dure, je prendrai de l'argile et je la pétrirai, dussé-je ne faire que des boulettes.
J'ai commencé déjà trois fois le portrait de Charlotte, et trois fois je me suis fait honte ; cela me chagrine d'autant plus qu'il y a peu de temps je réussissais fort bien à saisir la ressemblance. Je me suis donc borné à prendre sa silhouette, et il faudra bien que je m'en contente.
26 juillet.
Oui, chère Charlotte, je m'acquitterai de tout. Seulement donnez-moi plus souvent des commissions ; donnez-m'en bien souvent. Je vous prie d'une chose : plus de sable sur les billets que vous m'écrivez ! Aujourd'hui je portai vivement voire lettre à mes lèvres, et le sable craqua sous mes dents.
26 juillet.
Je me suis déjà proposé bien des fois de ne pas la voir si souvent. Mais le moyen de tenir cette résolution ! Tous les jours je succombe à la tentation. Tous les soirs je me dis avec un serment : « Demain tu ne la verras pas ; » et lorsque le matin arrive, je trouve quelque raison invincible de la voir ; et, avant que je m'en aperçoive, je suis auprès d'elle. Tantôt elle m'a dit le soir : « Vous viendrez demain, n'est-ce pas ? » Qui pourrait ne pas y aller ? Tantôt elle m'a donné une commission, et je trouve qu'il est plus convenable de lui porter moi-même la réponse. Ou bien, la journée est si belle ! je vais à Wahlheim, et quand j'y suis… il n'y a plus qu'une demi-lieue jusque chez elle ! je suis trop près de son atmosphère… son voisinage m'attire… et m'y voilà encore ! Ma grand'mère nous faisait un conte d'une montagne d'aimant : les vaisseaux qui s'en approchaient trop perdaient tout à coup leurs ferrements, les clous volaient à la montagne, et les malheureux matelots s'abîmaient entre les planches qui croulaient sous leurs pieds.
30 juillet.
Albert est arrivé, et moi, je vais partir. Fût-il le meilleur, le plus généreux des hommes, et lors même que je serais disposé à reconnaître sa supériorité sur moi à tous égards, il me serait insupportable de le voir posséder sous mes yeux tant de perfections !… Posséder ! il suffit, mon ami ; le prétendu est arrivé ! C'est un homme honnête et bon, qui mérite qu'on l'aime. Heureusement je n'étais pas présent à sa réception, j'aurais eu le cœur trop déchiré. Il est si bon qu'il n'a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence. Que Dieu l'en récompense ! Rien que le respect qu'il témoigne à cette jeune femme me force à l'aimer. Il semble me voir avec plaisir, et je soupçonne que c'est l'ouvrage de Charlotte, plutôt que l'effet de son propre mouvement : car là-dessus les femmes sont très-adroites, et elles ont raison ; quand elles peuvent entretenir deux adorateurs en bonne intelligence, quelque rare que cela soit, c'est tout profit pour elles.
Du reste, je ne puis refuser mon estime à Albert. Son calme parfait contraste avec ce caractère ardent et inquiet que je ne puis cacher. Il est homme de sentiment, et apprécie ce qu'il possède en Charlotte. Il paraît peu sujet à la mauvaise humeur ; et tu sais que, de tous les défauts des hommes, c'est celui que je hais le plus,
II me considère comme un homme qui a quelque mérite ; mon attachement pour Charlotte, le vif intérêt que je prends à tout ce qui la touche, augmentent son triomphe, et il l'en aime d'autant plus.
1 comment