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Comme je dévorais ses yeux noirs pendant cet entretien ! comme mon âme était attirée sur ses lèvres si vermeilles, sur ses joues si fraîches ! comme, perdu dans le sens de ses discours et dans l'émotion qu'ils me causaient, souvent je n'entendais pas les mots qu'elle employait ! Tu auras une idée de tout cela, toi qui me connais. Bref, quand nous arrivâmes devant la maison du rendez-vous, quand je descendis de voiture, j'étais comme un homme qui rêve, et tellement enseveli dans le monde des rêveries qu'à peine je remarquai la musique, dont l'harmonie venait au-devant de nous du fond de la salle illuminée.
M. Audran et un certain N… N… (comment retenir tous ces noms !), qui étaient les danseurs de la cousine et de Charlotte, nous reçurent à la portière, s'emparèrent de leurs dames, et je montai avec la mienne.
Nous dansâmes d'abord plusieurs menuets. Je priai toutes les femmes l'une après l'autre, et les plus maussades étaient justement celles qui ne pouvaient se déterminer à donner la main pour en finir. Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tu sens combien je fus charmé quand elle vînt à son tour figurer avec nous ! Il faut la voir danser ! Elle y est de tout son cœur, de toute son âme ; tout en elle est harmonie ; elle est si peu gênée, si libre, qu'elle semble ne sentir rien au monde, ne penser à rien qu'à la danse ; et sans doute, en ce moment, rien autre chose n'existe plus pour elle.
Je la priai pour la seconde contredanse ; elle accepta pour la troisième, et m'assura avec la plus aimable franchise qu'elle dansait très-volontiers les allemandes. « C'est ici la mode, continua-t-elle, que pour les allemandes chacun conserve la danseuse qu'il amène ; mais mon cavalier valse mal, et il me saura gré de l'en dispenser. Votre dame n'y est pas exercée, elle ne s'en soucie pas non plus. J'ai remarqué, dans les anglaises, que vous valsiez bien : si donc vous désirez que nous valsions ensemble, allez me demander à mon cavalier, et je vais en parler de mon côté à votre dame. » J'acceptai la proposition, et il fut bientôt arrangé que pendant notre valse le cavalier de Charlotte causerait avec ma danseuse.
On commença l'allemande. Nous nous amusâmes d'abord à mille passes de bras. Quelle grâce, que de souplesse dans tous ses mouvements ! Quand on en vint aux valses, et que nous roulâmes les uns autour des autres comme les sphères célestes, il y eut d'abord quelque confusion, peu de danseurs étant au fait. Nous fûmes assez prudents pour attendre qu'ils eussent jeté leur feu ; et les plus gauches ayant renoncé à la partie, nous nous emparâmes du parquet, et reprîmes avec une nouvelle ardeur, accompagnés par Audran et sa danseuse. Jamais je ne me sentis si agile. Je n'étais plus un homme. Tenir dans ses bras la plus charmante des créatures ! voler avec elle comme l'orage ! voir tout passer, tout s'évanouir autour de soi ! sentir !… Wilhelm, pour être sincère, je fis alors le serment qu'une femme que j'aimerais, sur laquelle j'aurais des prétentions, ne valserait jamais qu'avec moi, dussé-je périr ! tu me comprends.
Nous fîmes quelques tours de salle en marchant pour reprendre haleine ; après quoi elle s'assit. J'allai lui chercher des oranges que j'avais mises en réserve ; c'étaient les seules qui fussent restées. Ce rafraîchissement lui fit grand plaisir ; mais, à chaque quartier qu'elle offrait, par procédé, à une indiscrète voisine, je me sentais percer d'un coup de stylet.
A la troisième contredanse anglaise, nous étions le second couple. Comme nous descendions la colonne, et que, ravi, je dansais avec elle, enchaîné à son bras et à ses yeux, où brillait le plaisir le plus pur et le plus innocent, nous vînmes figurer devant une femme qui n'était pas de la première jeunesse, mais qui m'avait frappé par son aimable physionomie. Elle regarda Charlotte en souriant, la menaça du doigt, et prononça deux fois en passant le nom d'Albert d'un ton significatif.
« Quel est cet Albert, dis-je à Charlotte, s'il n'y a point d'indiscrétion à le demander ? » Elle allait me répondre, quand il fallut nous séparer pour faire la grande chaîne. En repassant devant elle, je crus remarquer une expression pensive sur son front.
« Pourquoi vous le cacherais-je ? me dit-elle en m'offrant la main pour ta promenade ; Albert est un galant homme auquel je suis promise. » Ce n'était point une nouvelle pour moi, puisque ces dames me l'avaient dit en chemin ; et pourtant cette idée me frappa comme une chose inattendue, lorsqu'il fallut l'appliquer à une personne que quelques instants avaient suffi pour me rendre si chère. Je me troublai, je brouillai les figures, tout fut dérangé ; il fallut que Charlotte me menât, en me tirant de côté et d'autre ; elle eut besoin de toute sa présence d'esprit pour rétablir l'ordre.
La danse n'était pas encore finie, que les éclairs qui brillaient depuis longtemps à l'horizon, et que j'avais toujours donnés pour des éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoup plus forts ; le bruit du tonnerre couvrit la musique. Trois femmes s'échappèrent des rangs, leurs cavaliers les suivirent ; le désordre devint général, et l'orchestre se tut. Il est naturel, lorsqu'un accident ou une terreur subite nous surprend au milieu d'un plaisir, que l'impression en soit plus grande qu'en tout autre temps, soit à cause du contraste, soit parce que tous nos sens, étant vivement éveillés, sont plus susceptibles d'éprouver une émotion forte et rapide. C'est à cela que j'attribue les étranges grimaces que je vis faire à plusieurs femmes. La plus sensée alla se réfugier dans un coin, le dos tourné à la fenêtre, et se boucha les oreilles. Une autre, à genoux devant elle, cachait sa tête dans le sein de la première. Une troisième, qui s'était glissée entre les deux, embrassait sa petite sœur en versant des larmes. Quelques-unes voulaient retourner chez elles ; d'autres, qui savaient encore moins ce qu'elles faisaient, n'avaient plus même assez de présence d'esprit pour réprimer l'audace de nos jeunes étourdis, qui semblaient fort occupés à intercepter, sur les lèvres des belles éplorées, les ardentes prières qu'elles adressaient au ciel. Une partie des hommes étaient descendus pour fumer tranquillement leur pipe ; le reste de la société accepta la proposition de l'hôtesse, qui s'avisa fort à propos de nous indiquer une chambre où il y avait des volets et des rideaux.
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