A peine fûmes-nous entrés, que Charlotte se mit à former un cercle de toutes les chaises ; et, tout le monde s étant assis à sa prière, elle proposa un jeu.

A ce mot, je vis plusieurs de nos jeunes gens, dans l'espoir d'un doux gage, se rengorger d'avance et se donner un air aimable. « Nous allons jouer à compter, dit-elle ; faites attention ! Je vais tourner toujours de droite à gauche ; il faut que chacun nomme le nombre qui lui tombe, cela doit aller comme un feu roulant. Qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet, et ainsi de suite, jusqu'à mille. » C'était charmant à voir. Elle tournait en rond, le bras tendu. Un, dit le premier ; deux, le second ; trois» le suivant, etc. Alors elle alla plus vite, toujours plus vite. L'un manque : paf ! un soufflet. Le voisin rit, manque aussi ; paf ! nouveau soufflet ; et elle d'augmenter toujours de vitesse. J'en reçus deux pour ma part, et crus remarquer, avec un plaisir secret, qu'elle me les appliquait plus fort qu'à tout autre. Des éclats de rire et un vacarme universel mirent fin au jeu avant que l'on eût compté jusqu'à mille. Alors les connaissances intimes se rapprochèrent. L'orage était passé. Moi, je suivis Charlotte dans la salle, « Les soufflets, me dit-elle en chemin, leur ont fait oublier le tonnerre et tout. » Je ne pus rien lui répondre. « J'étais une des plus peureuses, continua-t-elle ; mais, en affectant du courage pour en donner aux autres, je suis vraiment devenue courageuse. » Nous nous approchâmes de la fenêtre. Le tonnerre se faisait encore entendre dans le lointain ; une pluie bienfaisante tombait avec un doux bruit sur la terre ; l'air était rafraîchi et nous apportait par bouffées les parfums qui s'exhalaient des plantes. Charlotte était appuyée sur son coude ; elle promena ses regards sur la campagne, elle les porta vers le ciel, elle les ramena sur moi, et je vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa sa main sur la mienne, et dit : O Klopstock ! Je me rappelai aussitôt l'ode sublime qui occupait sa pensée, et je me sentis abîmé dans le torrent de sentiments qu'elle versait sur moi en cet instant. Je ne pus le supporter ; je me penchai sur sa main, que je baisai en la mouillant de larmes délicieuses, et de nouveau je contemplai ses yeux… Divin Klopstock ! que n'as-tu vu ton apothéose dans ce regard ! et moi, puissé-je n'entendre plus de ma vie prononcer ton nom si souvent profané !

19 juin.

Je ne sais plus où dernièrement j'en suis resté de mon récit. Tout ce que je sais, c'est qu'il était deux heures du matin quand je me couchai, et que, si j'avais pu causer avec toi, au lieu d'écrire, je t'aurais peut-être tenu jusqu'au grand jour.

Je ne t'ai pas conté ce qui s'est passé à notre retour du bal ; mais le temps me manque aujourd'hui.

C'était le plus beau lever de soleil ; il était charmant de traverser la forêt humide et les campagnes rafraîchies. Nos deux voisines s'assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas en faire autant. « De grâce, me dit-elle, ne vous gênez pas pour moi. — Tant que je vois ces yeux ouverts, lut répondis-je (et je la regardai fixement), je ne puis fermer les miens. » Nous tînmes bon jusqu'à sa porte. Une servante vint doucement nous ouvrir, et, sur ses questions, l'assura que son père et les enfants se portaient bien et dormaient encore. Je la quittai en lui demandant la permission de la revoir le jour même ; elle y consentit, et je l'ai revue. Depuis ce temps, soleil, lune, étoiles, peuvent s'arranger à leur fantaisie ; je ne sais plus quand il est jour, quand il est nuit : l'univers autour de moi à disparu.

21 juin.

Je coule des jours aussi heureux que ceux que Dieu réserve à ses élus ; quelque chose qui m'arrive désormais, je ne pourrai pas dire que je n'ai pas connu le bonheur, le bonheur le plus pur de la vie.