Tu connais mon Wahlheim, j'y suis entièrement établi ; de là je n'ai qu'une demi-lieue jusqu'à Charlotte ; là je me sens moi-même, je jouis de toute la félicité qui a été donnée à l'homme.
L'aurais-je pensé, quand je prenais ce Wahlheim pour but de mes promenades, qu'il était si près du ciel ? Combien de fois, dans mes longues courses, tantôt du haut de la montagne, tantôt de la plaine au delà de la rivière, ai-je aperçu ce pavillon qui renferme aujourd'hui tous mes vœux !
Cher Wahlheim, j'ai réfléchi sur ce désir de l'homme de s'étendre, de faire de nouvelles découvertes, d'errer çà et là ; et aussi sur ce penchant intérieur à se restreindre volontairement, à se borner, à suivre l'ornière de l'habitude, sans plus s'inquiéter de ce qui est à droite et à gauche.
C'est singulier ! lorsque je vins ici, et que de la colline je contemplai cette belle vallée, comme je me sentis attiré de toutes parts ! Ici le petit bois… ah ! si tu pouvais t'enfoncer sous son ombrage !… Là une cime de montagne… ah ! si de là tu pouvais embrasser la vaste étendue !… Cette chaîne de collines et ces paisibles vallons… oh ! que ne puis-je m'y égarer ! J'y volais et je revenais sans avoir trouvé ce que je cherchais. Il en est de l'éloignement comme de l'avenir : un horizon immense, mystérieux, repose devant notre âme ; le sentiment s'y plonge comme notre œil, et nous aspirons à donner toute notre existence pour nous remplir avec délices d'un seul sentiment grand et majestueux. Nous courons, nous volons ; mais, hélas ! quand nous y sommes, quand le lointain est devenu proche, rien n'est changé, et nous nous retrouvons avec notre misère, avec nos étroites limites ; et de nouveau notre âme soupire après le bonheur qui vient de lui échapper.
Ainsi le plus turbulent vagabond soupire à la fin après sa patrie, et trouve dans sa cabane, auprès de sa femme, dans le cercle de ses enfants, dans les soins qu'il se donne pour leur nourriture, les délices qu'il cherchait vainement dans le vaste monde.
Lorsque, le matin, dès le lever du soleil, je me rends à mon cher Wahlheim ; que je cueille moi-même mes petits pois dans le jardin de mon hôtesse ; que je m'assieds pour les écosser en lisant Homère ; que je choisis un pot dans la petite cuisine ; que je coupe du beurre, mets mes pois au feu, les couvre, et m'assieds auprès pour les remuer de temps en temps, alors je sens vivement comment les fiers amants de Pénélope pouvaient tuer eux-mêmes, dépecer et faire rôtir les bœufs et les pourceaux. Il n'y a rien qui me remplisse d'un sentiment doux et vrai comme ces traits de la vie patriarcale, dont je puis sans affectation, grâce à Dieu, entrelacer ma vie.
Que je suis heureux d'avoir un cœur fait pour sentir la joie innocente et simple de l'homme qui met sur sa table le chou qu'il a lui-même élevé ! Il ne jouit pas seulement du chou, mais il se représente à la fois la belle matinée où il le planta, les délicieuses soirées où il l'arrosa, et le plaisir qu'il éprouvait chaque jour en le voyant croître.
29 juin.
Avant-hier le médecin vint de la ville voir le bailli. Il me trouva à terre, entouré des enfants de Charlotte. Les uns grimpaient sur moi, les autres me pinçaient ; moi, je les chatouillais, et tous ensemble nous faisions un bruit épouvantable. Le docteur, véritable poupée savante, toujours occupé, en parlant, d'arranger les plis de ses manchettes et d'étaler un énorme jabot, trouva cela au-dessous de la dignité d'un homme sensé. Je m'en aperçus bien à sa mine. Je n'en fus point déconcerté. Je lui laissai débiter les choses les plus profondes, et je relevai le château de cartes que les enfants avaient renversé. Aussi, de retour à la ville, le docteur n'a-t-il pas manqué de dire à qui a voulu l'entendre que les enfants du bailli n'étaient déjà que trop mal élevés ; mais que ce Werther achevait maintenant de les gâter tout à fait.
Oui, mon ami, c'est aux enfants que mon cœur s'intéresse le plus sur la terre. Quand je les examine, et que je vois dans ces petits êtres le germe de toutes les vertus, de toutes les facultés qu'ils auront si grand besoin de développer un jour ; quand je découvre dans leur opiniâtreté ce qui deviendra constance et force de caractère ; quand je reconnais dans leur pétulance et leurs espiègleries même l'humeur gaie et légère qui les fera glisser à travers les écueils de la vie ; et tout cela si franc, si pur !… alors je répète sans cesse les paroles du Maître : Si vous ne devenez semblable à l'un d'eux. Et cependant, mon ami, ces enfants, nos égaux, et que nous devrions prendre pour modèles, nous les traitons comme nos sujets !,.. Il ne faut pas qu'ils aient des volontés !… N'avons-nous pas les nôtres ? Où donc est notre privilège ? Est-ce parce que nous sommes plus âgés et plus sages ? Dieu du ciel ! tu vois de vieux enfants et de jeunes enfants, et rien de plus ; et depuis longtemps ton Fils nous a fait connaître ceux qui te plaisent davantage. Mais ils croient en lui et ne l'écoutent point (c'est encore là une ancienne vérité), et ils rendent leurs enfants semblables à eux-mêmes, et… . Adieu, Wilhelm ; je ne veux pas radoter davantage là-dessus.
1er Juillet.
Tout ce que Charlotte doit être pour un malade, je le sens à mon pauvre cœur, bien plus souffrant que tel qui languit malade dans un lit. Elle va passer quelques jours à la ville, chez une excellente femme qui, d'après l'aveu des médecins, approche de sa fin et, dans ses derniers moments, veut avoir Charlotte auprès d'elle.
J'allai, la semaine dernière, visiter avec elle le pasteur de Saint-**, petit village situé dans les montagnes, à une lieue d'ici. Nous arrivâmes sur les quatre heures. Elle avait amené sa sœur cadette. Lorsque nous entrâmes dans la cour du presbytère, ombragée par deux gros noyers, nous vîmes le bon vieillard assis sur un banc, à la porte de la maison. Dès qu'il aperçut Charlotte, il sembla reprendre une vie nouvelle ; il oublia son bâton noueux, et se hasarda à venir au-devant d'elle. Elle courut à lui, le força de se rasseoir, se mit à ses côtés, lui présenta les salutations de son père, et embrassa son petit garçon, un enfant gâté, quelque malpropre et désagréable qu'il fut. Si tu avais vu comme elle s'occupait du vieillard, comme elle élevait la voix pour se faire entendre de lui, car il est à moitié sourd ; comme elle lui racontait la mort subite de jeunes gens robustes ; comme elle vantait la vertu des eaux de Carlsbad, en approuvant sa résolution d'y passer l’été prochain ; comme elle trouvait qu'il avait bien meilleur visage et l'air plus vif depuis qu'elle ne l'avait vu ! Pendant ce temps j'avais rendu mes devoirs à la femme du pasteur. Le vieillard était tout à fait joyeux. Comme je ne pus m'empêcher de louer les beaux noyers qui nous prêtaient un ombrage si agréable, il se mit, quoique avec quelque difficulté, à nous faire leur histoire. « Quant au vieux, dit-il, nous ignorons qui l'a planté : les uns nomment tel pasteur, les autres tel autre. Mais le jeune est de l'âge de ma femme, cinquante ans au mois d'octobre. Son père le planta le matin du jour de sa naissance ; elle vint au monde vers le soir. C'était mon prédécesseur. On ne peut dire combien cet arbre lui était cher : il ne me l'est certainement pas moins.
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