Lettres à sa mère

 

Antoine de Saint-Exupéry

 

 

Lettres

à sa mère

 

 

Gallimard

 

Il ne s'agit pas de moi : « Je ne suis que celui qui transporte. »

Il ne s'agit pas de nous : nous sommes route pour Dieu qui emprunte un instant notre génération et l'use.

 

(Citadelle.)

Prologue

 

On a pu écrire d'Antoine de Saint-Exupéry :

« Nous savons qu'il n'a pas connu la paix. Il ne pensait qu'à distribuer l'essentiel, moins aux sédentaires, aux satisfaits, qu'aux impatients, à ceux qui brûlent, quel que soit le feu qui les enflamme1. »

C'est à ceux-là que s'adresse le message d'Antoine, parce qu'il a rencontré les mêmes joies, les mêmes difficultés, les mêmes espoirs, peut-être les mêmes désespoirs.

Ses lettres et ses livres témoignent de ces joies et de ces luttes :

– Joies d'une enfance heureuse, joie d'un métier magnifique, des amitiés dures et magnifiques des pionniers de l'air : amitié d'un Mermoz, celle d'un Guillaumet.

– Lutte pour la vie matérielle à Paris lorsqu'il était comptable dans une tuilerie.

– À Montluçon quand il représentait les camions Saurer.

– Lutte contre les sables et les éléments, quand il assurait la ligne Toulouse-Dakar. Dans le désert de Libye au cours du raid Paris-Saigon.

– Lutte contre la solitude dans l'isolement de Cap-Juby.

– Lutte contre l'injustice à Marignane.

– Lutte contre le découragement quand, débarqué à Alger, prêt à mourir pour son pays, il s'était vu refuser, selon son expression, de « participer ».

– Enfin, lutte suprême à Borgo, lutte avec la mort.

De ce combat constant qui, de son enfance choyée, l'a mené durement jusqu'à Dieu, ses lettres portent témoignage.

TÉMOIGNAGE DES JOIES

ET DES SOUVENIRS D'ENFANCE

Étendu seul, la nuit, dans le désert, il retourne en esprit vers sa maison :

 

Il suffisait qu'elle existât pour remplir ma nuit de sa présence.

Je n'étais plus ce corps échoué sur la grève, je m'orientais, j'étais l'enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l'avaient animée ; et jusqu'au chant des grenouilles dans les mares, qui venait me rejoindre. Non, je ne bougeais plus entre le sable et les étoiles, je ne recevais plus du désert un message froid, et même ce goût d'éternité que j'avais cru obtenir de lui, j'en découvrais maintenant l'origine : je revoyais ma maison.

Je ne sais pas ce qui se passe en moi, cette pesanteur me lie au sol, quand tant d'étoiles sont aimantées, une autre pesanteur me ramène à moi-même : je sens mon poids qui me tire vers tant de choses, mes songes sont plus réels que ces dunes, que cette lune, que ces présences...

Ah ! le merveilleux d'une maison, ce n'est point qu'elle vous abrite ou vous réchauffe, ni qu'on en possède les murs, mais bien qu'elle ait déposé en nous, lentement, ces provisions de douceur ; qu'elle forme, dans le fond du cœur, ce massif obscur, d'où naissent, comme des eaux de sources, les songes2.

 

La maison qui fut pour Antoine « provision de douceur » était une maison sans style précis, mais accueillante et spacieuse.

Le parc, avec le mystère de ses bosquets de lilas, ses grands tilleuls, était le paradis des enfants. Là, Biche apprivoisait les oiseaux, et Antoine les tourterelles.

Mais tous se réunissaient pour « la chevauchée du chevalier Aclin », et les allées voyaient passer le « vol à voile » : la bicyclette nantie d'un haut mât, où s'accrochait une voile. Après une course effrénée, cette bicyclette s'enlevait dans les airs. Mais, de cela, « les grandes personnes » n'ont jamais rien su...

Les jouis de pluie, on restait à la maison.

La ressource était le grenier aux « merveilles ». Biche y avait une chambre chinoise, on n'y entrait qu'en se déchaussant. François y écoutait « la musique des mouches ».

Et maman racontait des histoires. Ces histoires devenaient des tableaux vivants : Un terrible Barbe-Bleue disait à sa femme : « Madame, c'est dans ce coffre que j'enferme mes couchers de soleil éteints. »

Est-ce là que le Petit Prince les a retrouvés ?

Les enfants avaient une chambre au second. Les fenêtres étaient grillagées pour empêcher les excursions sur le toit.