J'ai dîné jeudi soir chez les Jordans, je déjeune demain avec les Bonnevie, jeudi à Asnières, dimanche en huit chez les Vidal que je viens d'aller voir. J'ai fait quelques vers dont une poésie assez longue qu'on trouve qui vaut [?] et un ou deux sonnets assez bien mais j'ai autre chose à faire et je relègue cela dans le buvard que vous m'avez donné jadis !

Je fais au violon des progrès successifs et j'attaque tour à tour les Nocturnes de Chopin. J'en sais un très difficile et que je joue assez bien. Une splendeur : le XIIIe.

J'espère que tante va mieux : je pense avoir une lettre de vous ce soir car un malin démon prend plaisir à faire se croiser nos lettres. Peut-être même êtes-vous repartie pour le Midi ?

Donc je déjeune demain chez les Bonnevie. Ces braves gens m'emmènent au théâtre. J'espère que c'est à La Belle Hélène, mais je ne sais pas encore.

Que devient Monot ? Pas plus de nouvelles d'elle que des autres... C'est vrai qu'elle ne doit pas en avoir énormément de moi, à moins que je ne sois somnambule et que je n'écrive quand je dors.

Le petit Baudelaire que vous m'avez donné est devenu un vieil ami. Pourtant mon vieux bouquin déchiqueté avait aussi sa valeur, il s'ouvrait tout seul où je voulais. La force de l'habitude. Il ne craignait pas les méditations courbées dessus par une pluie torrentielle dans le bois de Boulogne, mais peu à peu je l'oublie pour le petit bijou que vous m'avez donné et où les trouvailles précieuses de Baudelaire trouvent un écrin digne d'elles... Que voilà une jolie phrase...! Deviendrais-je pompeux ?

Je suis ces temps-ci assez content. D'abord je n'ai pas le cafard. Ensuite je travaille, ce qui me met la conscience en repos, et enfin je trouve un peu partout des choses qui me plongent dans des extases inconnues jusqu'à ce jour. Une note de Chopin, un vers de Samain, une reliure de chez Flammarion, un diamant de la rue de la Paix, que sais-je... Après mon cafard jaunissical je pense à ce vers de Samain :

 

« Et te découvrir jeune et vierge comme un monde. »

 

Ainsi même dans la façon de prendre un cours de mathématiques je découvre des possibilités d'émotion artistique et je vous montrerai un cahier d'analytique où l'ordonnance du texte, l'harmonie des titres, l'élégance spirituelle des figures fait songer à une édition d'art enrichie d'arabesques étranges. Et la strophoïde bipolaire qui n'était qu'une pauvre courbe du quatrième degré se hausse au rôle délicat de motif d'ornementation.

Mon bouquin d'art – le vrai, aux pommes de pin – a un certain succès. On trouve que je stylise assez bien. On trouve aussi, comme je vous l'ai dit, épatant mes vers « Les Pèlerins du beau », je les réciterai dimanche en huit aux Vidal.

Et puis vraiment la vie a des jours charmants. J'ai de sympathiques camarades à qui je suis sympathique. Ils sont spirituels et des trouvailles à la « Sabran » me plongent aussi en extase. On discutait sur le sujet prosaïque des totos et de la façon de s'en débarrasser. « Très simple, fait l'un de nous avec une gravité de magister, tu tailles poils et cheveux en escaliers et tu enlèves la rampe, alors ils se flanquent la g... par terre. » Charmant... Pas attique du tout mais charmant.

Comment va Biche...? Je grognais dans le temps que j'étais à Lyon mais au fond je fus extrêmement flatté de sortir seul avec elle...