Laissant sa femme et son enfant aux colonies, sir Lionel partit immédiatement pour l’Angleterre, afin de faire valoir ses droits et de recueillir les grands biens de sa famille. Comme il était le neveu et l’héritier reconnu de son oncle, il n’éprouva aucune opposition à ses réclamations les plus importantes. Un sombre nuage s’était étendu de bonne heure sur le caractère et sur la destinée de sir Lionel ; il était toujours concentré en lui-même, et personne n’eût pu lire sur sa physionomie ce qui se passait dans son âme. Depuis qu’il était parti pour recueillir la succession de son oncle, à peine ses amis les plus intimes avaient-ils entendu parler de lui. On disait, il est vrai, qu’il était retenu depuis deux ans en Angleterre par un procès relatif à un petit fief dépendant de ses vastes domaines, et que cette affaire avait été décidée en sa faveur avant qu’il eût été rappelé à Boston par la mort subite de son épouse. Ce malheur le frappa dans le moment où la guerre de 1756 était dans toute sa violence ; pendant cette période où toutes les forces des colonies n’étaient employées qu’à soutenir la mère-patrie, qui, d’après ce que disaient les journaux du temps, s’opposait de tout son pouvoir aux vues ambitieuses des Français sur le Nouveau-Monde, ou, en d’autres termes, cherchait à réaliser les siennes.
Ce fut un spectacle bien intéressant de voir les doux et paisibles colons abandonner tout à coup leurs habitudes pacifiques, et prendre parti dans la lutte avec une ardeur qui égalait celle des plus audacieux de leurs alliés plus expérimentés. Au grand étonnement de tous ceux qui connaissaient la fortune brillante de sir Lionel Lincoln, on le vit se mettre à la tête des entreprises les plus périlleuses de cette guerre meurtrière, avec une témérité qui paraissait chercher plutôt la mort que l’honneur. Comme son père, il avait embrassé la carrière des armes ; mais tandis que le régiment dont il était lieutenant-colonel servait dans la partie la plus orientale des colonies, Lionel, avide de dangers, courait toujours où il pouvait exposer sa vie, et souvent il prodigua son sang dans l’ouest, où la guerre éclatait dans toute sa fureur.
Une cause soudaine et mystérieuse vint l’arrêter tout à coup au milieu de cette dangereuse carrière. Cédant à quelques considérations puissantes qu’on ne put jamais connaître, le baronnet s’embarqua avec son fils pour la patrie de leurs ancêtres, et jamais on n’avait entendu dire que le premier en fût revenu. Pendant bien des années, lorsqu’une curiosité louable engageait les amis de Mrs Lechmere à lui faire des questions multipliées sur le sort de son neveu (et nous laissons à nos lecteurs le soin d’en déterminer le nombre), elle y répondait avec la réserve la plus polie, et quelquefois avec cette émotion qu’elle n’avait pu maîtriser au commencement de l’entrevue qu’elle avait eue avec le jeune Lionel. Mais l’eau qui tombe goutte à goutte finit à la fin par miner le plus dur rocher. D’abord on fit courir le bruit que le baronnet s’était rendu coupable de haute trahison, et qu’il avait été forcé de quitter Ravenscliffe pour une demeure moins agréable dans la Tour de Londres. On dit ensuite qu’il avait encouru la colère du roi en épousant secrètement une princesse de la maison de Brunswick, mais une recherche exacte dans les almanachs du jour força d’abandonner cette supposition qui avait trouvé tant de partisans : il n’y avait pas une seule princesse en âge de se marier ; il fallut bien renoncer encore à cette histoire d’amour, qui eût fait tant d’honneur aux colonies. Enfin on assura, et cette conjecture parut la plus vraisemblable, que le malheureux sir Lionel avait perdu la raison, et qu’il était renfermé dans un établissement particulier près de Londres.
Du moment où ce bruit se répandit, un voile sembla tomber de tous les yeux ; personne n’avait été assez aveugle pour n’avoir pas remarqué depuis longtemps dans le baronnet des indices d’aliénation mentale, et plusieurs même allaient chercher au travers des siècles de nouvelles preuves de la folie de Lionel, dans le caractère de sensibilité et de mélancolie héréditaire dans sa famille. Mais comment s’était-elle manifestée tout à coup ? C’était ce qui restait à expliquer, et ce qui exerça longtemps encore l’imagination de tous les habitants.
La partie la plus sentimentale de la ville, tels que les jeunes amants des deux sexes, et ces partisans intrépides de l’hymen qui avaient déjà éprouvé deux ou trois fois le pouvoir consolateur du dieu, ne manquèrent pas d’attribuer ce malheur à la mort de son épouse, à laquelle on savait qu’il était passionnément attaché. Quelques uns, et c’étaient les sectaires fanatiques, prétendirent que c’était une juste punition des écarts d’une famille qui autrefois se distinguait par son zèle pour la vraie foi ; tandis qu’une troisième classe, et ce n’était pas la moins nombreuse, composée des braves gens qui pour un gain sordide bravaient les éléments dans Ring-Street, n’hésitait pas à dire que la possession soudaine d’une grande fortune avait fait tourner plus d’une tête meilleure que la sienne.
Mais le temps approchait où le penchant presque irrésistible qui entraînait tous ces bons habitants à former mille conjectures sur le sort d’un de leurs concitoyens devait céder à des considérations plus importantes. L’heure arriva bientôt où le marchand oublia sa curiosité pour calculer dans l’avenir les résultats que pouvaient amener les événements qui se préparaient ; où les fanatiques apprirent cette leçon salutaire, que la Providence favorise toujours ceux qui, par leurs efforts et leur énergie, se montrent les plus dignes de ses bienfaits ; et où les jeunes gens, dégagés de tout sentiment faible ou pusillanime, sentirent leurs cœurs s’embraser de la plus noble, de la plus entraînante de toutes les passions, l’amour du pays.
Ce fut vers cette époque que commença entre le parlement de la Grande-Bretagne et les colonies de l’Amérique septentrionale cette lutte de principes qui, avec le temps, devait amener les importants résultats qui ont établi une nouvelle ère dans la liberté politique, aussi bien qu’un puissant empire. Un coup d’œil rapide sur la cause de cette contestation pourra contribuer à rendre plus intelligible pour quelques uns de nos lecteurs plusieurs passages de cette légende.
La prospérité toujours croissante des provinces américaines avait attiré l’attention du ministère anglais dès l’année 1763. Ce fut alors que, pour la première fois, il tenta, par le fameux acte du timbre, de prélever un impôt qui pût subvenir aux besoins de l’état. Cette loi assujettissait les colonies à se servir dans toutes les transactions d’un papier timbré vendu au profit du fisc, et qui était nécessaire pour donner de la validité aux contrats. Cette manière de lever une taxe n’était pas nouvelle en elle-même, et l’impôt était bien léger. Mais l’Américain, avec non moins de sagacité que de prudence, aperçut d’un coup d’œil le danger de reconnaître à un corps dans lequel il n’avait point de représentants le droit de lui imposer des taxes. La question pouvait offrir matière à contester, mais le bon droit était clairement du côté des colons. Se confiant en la justice de leur cause, et ayant peut-être la conscience de leur force, ils s’opposèrent à l’oppression avec une ardeur qui était le résultat de ces sentiments, et en même temps avec un sang-froid qui prouvait la fermeté de leur résolution. Après une lutte de près de deux ans, pendant laquelle la loi fut rendue inutile par l’accord unanime de tout le peuple, qui refusa de faire usage du papier timbré, et qui le détruisait partout où il pouvait le trouver, le ministère, instruit que cette loi sans résultat devenait encore dangereuse pour les serviteurs de la couronne chargés de la mettre à exécution, finit par l’abandonner. Mais, en révoquant l’acte du timbre, le ministère en préparait un autre pour assurer à la Grande-Bretagne la dépendance des colonies américaines{30}.
Qu’un empire dont les différentes parties étaient séparées par les mers, et dont les intérêts étaient souvent opposés, ait fini par s’ébranler et par succomber sous son propre poids, c’était un événement que tout homme sage devait prévoir. Mais si l’on n’avait d’autre preuve que les Américains ne songeaient pas dès lors à cette scission, ou en trouverait une dans le calme, dans la tranquillité qui se répandit dans toutes les colonies, du moment où l’on apprit que l’acte du timbre était révoqué. Si ce désir prématuré d’indépendance eût existé, le parlement aurait bien imprudemment fourni les matériaux propres à alimenter l’incendie, par le nouveau plan dont nous avons parlé. Mais, satisfaits des avantages solides qu’ils avaient obtenus, pacifiques par habitude, et pleins de franchise et de loyauté par principe, les colons riaient tout bas du simulacre de pouvoir de ceux qui se croyaient leurs maîtres, et se félicitaient les uns les autres de la victoire plus réelle qu’ils avaient remportée.
Si les ministres, instruits par l’expérience, eussent renoncé à un projet dangereux, l’orage se serait dissipé, et un autre siècle aurait été témoin des événements que nous allons rapporter. Mais à peine les esprits étaient-ils calmés, que le ministère essaya de faire revivre ses prétentions sous une forme nouvelle.
Lorsqu’on avait voulu lever un impôt en créant le papier timbré, le peuple avait facilement rendu cette mesure illusoire en refusant de se servir du papier prescrit ; mais dans celle dont il s’agit, on crut avoir trouvé un expédient beaucoup plus efficace, je veux parler du droit sur le thé.
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