Les juges faisaient le reste, et nous avions tout l’honneur d’une victoire qui nous avait mis un peu hors d’haleine, mais qui, en revanche, avait doublé notre appétit. Mais ici les affaires prennent une tournure bien différente.
– Et quels sont les symptômes les plus alarmants qui se manifestent à présent dans les colonies ? demanda le major Lincoln d’un ton d’intérêt.
– Ces êtres singuliers rejettent leurs aliments naturels pour soutenir ce qu’ils appellent leurs principes ; les femmes renoncent au thé, et les hommes abandonnent leurs pêcheries. C’est à peine si de tout le printemps on a apporté au marché même un canard sauvage, à cause de ce bill contre le port de Boston. Et leur obstination augmente de jour en jour. Grâce au ciel ! si l’on en vient aux coups, nous sommes assez forts pour nous ouvrir un passage jusqu’à quelque endroit du continent où les provisions soient plus abondantes ; et l’on dit d’ailleurs qu’il va nous arriver de nouveaux renforts.
– Si l’on en vient aux coups, ce qu’à Dieu ne plaise ! dit le major Lionel ; nous serons assiégés où nous sommes maintenant.
– Assiégés ! s’écria Polwarth qui prenait déjà l’alarme ; si je pensais que nous fussions menacés d’une calamité semblable, je vendrais demain mon brevet. Nous ne sommes déjà pas trop bien traités maintenant ; notre table d’hôte n’est que très-mesquinement servie, il ne manquerait plus qu’un siège, juste ciel !… C’est pour le coup qu’il faudrait mourir de faim ! Mais non, Lionel, leurs soldats à la minute{29} et leurs milices à longues queues n’oseraient jamais attaquer quatre mille Anglais qui ont une flotte pour les soutenir. Quatre mille ! si les régiments qu’on m’a désignés arrivent en effet, nous serons alors huit mille braves, aussi déterminés qu’il en fut jamais.
– Vous pouvez compter qu’ils arriveront, et très-prochainement, reprit Lionel ; Blinton, Burgoyne et Howe ont eu leur audience de congé le même jour que moi. Notre réception fut des plus gracieuses ; cependant il me semble que les yeux de Sa Majesté se fixaient sur moi comme si elle se rappelait un ou deux votes de ma jeunesse dans la chambre des communes, au sujet de ces malheureuses discussions.
– Je suis sûr que vous avez voté contre le bill relatif au port de Boston, dit Polwarth, ne fût-ce que par égard pour moi ?
– Non ; dans cette occasion je me joignis au ministère. Le peuple de Boston avait provoqué cette mesure par sa conduite, et il y eut à peine deux opinions dans le parlement sur cette question.
– Ah ! major Lincoln, vous êtes un heureux mortel, dit le capitaine ; un siège dans le parlement à vingt-cinq ans ! Voilà pourtant ce qui me conviendrait à moi. Le nom seul est séduisant : un siège ! Vous avez deux membres à nommer pour votre bourg ; quel est le second à présent ?
– Chut ! n’en parlons pas, je vous en prie, dit tout bas Lionel en lui prenant le bras pour l’aider à se lever ; ce n’est pas celui qui devrait l’être, comme vous savez. Mais allons sur la place ; je voudrais revoir nos anciens amis avant que la cloche nous appelle à l’église.
– Oh ! vous les y trouverez : c’est le chemin pour aller à l’église, ou plutôt au conventicule ; car la plupart de ces bonnes gens ne veulent plus se servir du mot église, de même que nous ne voulons pas reconnaître la suprématie du pape, reprit Polwarth en suivant son compagnon. Je n’ai jamais tenté d’entrer dans leurs clubs schismatiques ; car j’aimerais mieux être toute une journée en sentinelle auprès d’un fourgon, que de rester debout pour entendre une seule de leurs prières. Passe encore pour la chapelle du roi, comme on l’appelle ; une fois que je suis bien d’aplomb sur mes genoux, je m’en retire aussi bien que l’archevêque de Cantorbéry. Par exemple, ce qui m’a toujours surpris, c’est que la respiration ne leur manque pas pour aller jusqu’au bout de leur service du matin.
Ils furent bientôt au bas de la colline, et pendant que Lionel répondait, ils ne tardèrent pas à se trouver confondus sur la place au milieu d’une vingtaine d’officiers de leur régiment.
CHAPITRE V
Pour nous et notre tragédie, nous réclamons humblement votre indulgence, et vous prions de nous écouter patiemment.
SHAKESPEARE. Hamlet.
Nous devons maintenant faire rétrograder le lecteur d’une centaine d’années, afin d’éclaircir ce qui pourrait paraître obscur dans notre histoire. Reginald Lincoln était le cadet d’une famille ancienne et très-riche, qui avait conservé tous ses biens, à travers tous les changements qui signalèrent les périodes trop fécondes en événements de la république et de l’usurpation de Cromwell. Néanmoins il n’avait guère hérité de ses ancêtres que d’une sensibilité poussée jusqu’à l’excès, qui, même dans ce temps, paraissait être un mal héréditaire dans sa famille. Jeune encore, il avait épousé une femme qu’il adorait et qui mourut en donnant le jour à son premier enfant. La douleur de Reginald porta toutes ses idées vers la religion ; mais malheureusement, au lieu d’y chercher ces douces consolations qui auraient cicatrisé les plaies de son cœur, son esprit agité le jeta dans des rêveries théologiques souvent dangereuses, et le résultat de sa conversion fut d’en faire un puritain ascétique et un partisan obstiné de la prédestination. Il n’est pas étonnant qu’un homme de ce caractère, que presque aucun lien n’attachait à son pays natal, ait été révolté des pratiques de la cour de Charles, et quoiqu’il ne fût pas impliqué dans le projet des régicides, il partit pour la province de la baie de Massachusetts, dans les premières années du règne de ce prince.
Il ne fut pas difficile à un homme du rang et de la réputation de Reginald Lincoln d’obtenir des emplois honorables et lucratifs dans les plantations ; et lorsque l’ardeur qu’il avait mise jusqu’alors à s’occuper des matières spirituelles se fut un peu calmée, il ne manqua pas de donner une partie convenable de son temps aux soins des choses temporelles. Néanmoins, jusqu’au jour de sa mort, il continua à être un austère et zélé fanatique, semblant en apparence mépriser trop les vanités du monde pour permettre à sa chaste imagination de s’entacher de ces souillures, même pendant qu’il se soumettait à remplir les devoirs que lui imposait la société. Malgré cette élévation d’esprit, le jeune Lionel, à la mort de son père, se trouva en possession d’une jolie fortune, qui était sans doute le fruit des économies qu’avait faites Reginald tout en disant des choses sublimes sur le renoncement aux biens de ce monde.
Lionel suivit les traces de son digne père, et continua à amasser des honneurs et des richesses ; mais, trompé dans ses premières affections, par suite de cette sensibilité exaltée dont nous avons déjà parlé, et que son père lui avait transmise, il resta longtemps avant de prendre une compagne. Son choix fut contraire à celui qu’on devait attendre d’un homme d’un certain âge, qui savait calculer ; il s’unit à une jeune personne aimable et gaie, du parti des épiscopaux, qui ne lui apporta guère en dot que sa beauté et le noble sang qui coulait dans ses veines. Il en avait eu quatre enfants, trois fils et une fille, lorsqu’il alla rejoindre son père dans le tombeau. L’aîné de ses fils était encore bien jeune lorsqu’il fut appelé dans la mère-patrie pour hériter des biens et des honneurs de sa famille. Le second, nommé Reginald, qui avait pris le parti des armes, se maria, eut un fils, et mourut à l’armée à peine âgé de vingt-cinq ans. Le troisième était le grand-père d’Agnès Danforth, et la fille était Mrs Lechmere.
Par une suite des sages dispositions de la Providence, qui proportionne toujours nos forces à nos besoins, la plus heureuse fécondité avait béni les mariages des membres de la famille Lincoln qui habitaient les colonies, et elle avait été refusée à celui qui avait été recueillir des honneurs et des richesses dans l’île populeuse de la Grande-Bretagne. Sir Lionel se maria, vécut jusqu’à un âge assez avancé, et mourut sans enfants. Son corps fut déposé sur un lit de parade surmonté d’un dais magnifique, dans des caveaux si spacieux, qu’ils auraient pu servir de sépulture à toute la famille de Priam.
Par suite de cette fatalité, on fut obligé de traverser encore une fois les mers pour trouver un héritier aux vastes domaines de Ravenscliffe et à l’une des plus anciennes baronnies du royaume.
Nous avons pris une peine bien inutile en donnant cette courte généalogie, si le lecteur n’a pas deviné que le fils orphelin de l’officier mort au champ d’honneur était celui que la mort de son oncle appelait à devenir le chef de la famille. Il était marié, et père d’un petit garçon charmant, lorsqu’il reçut cette nouvelle à laquelle il s’attendait depuis longtemps.
1 comment