Le mouvement général qui eut lieu à l’instant parmi tout l’équipage, et le respect avec lequel le capitaine le suivit jusqu’à l’échelle, prouvaient suffisamment que, malgré sa jeunesse, c’était principalement par égard pour lui qu’on avait maintenu un ordre si admirable dans toutes les parties du vaisseau. Cependant, tandis que tout ce qui l’entourait s’empressait de lui faciliter les moyens de descendre dans la barque, le vieil étranger s’y était assis à la meilleure place, avec un air de distraction, sinon de froide indifférence. Il ne fit aucune attention à l’avis que lui donna indirectement Meriton, qui avait pris le parti de suivre son maître, qu’il ferait bien de lui céder cette place, et le jeune officier s’assit à côté du vieillard avec un air de simplicité que son valet trouvait souverainement déplacé. Comme si cette humiliation n’eût pas suffi, le jeune officier, voyant que les rameurs restaient dans l’inaction, se tourna vers son compagnon et lui demanda poliment s’il était prêt à partir. Le vieillard ne répondit que par un signe affirmatif, et sur-le-champ toutes les rames furent en mouvement pour avancer vers la terre, tandis que le vaisseau manœuvrait pour aller jeter l’ancre à la hauteur de Nantasket.
Nulle voix n’interrompit le bruit cadencé des rames, tandis que, combattant la marée contraire, la barque traversait les nombreux détroits formés par différentes îles ; mais quand on fut à la hauteur du château{7}, l’obscurité céda à l’influence de la nouvelle lune ; les objets qui les environnaient commençant à devenir plus distincts, le vieil étranger se mit à parler avec cette véhémence qui lui semblait naturelle, et il rendit compte à son compagnon de toutes les localités avec le ton passionné d’un enthousiaste, et en homme qui en connaissait depuis longtemps toutes les beautés. Mais il retomba dans le silence quand on s’approcha des quais négligés et abandonnés, et il s’appuya d’un air sombre sur les bancs de la barque, comme s’il n’eût osé se fier à sa voix pour parler des malheurs de sa patrie.
Laissé à ses propres pensées, le jeune officier regardait avec le plus vif intérêt les longs rangs de bâtiments qui devenaient visibles à ses yeux, et que la lune couvrait d’un côté d’une douce lumière, tandis que de l’autre le contraste de ses rayons épaississait les ombres. On ne voyait dans le port que quelques bâtiments démâtés. La forêt de mâts qui le couvrait autrefois avait disparu. On n’y entendait plus ce bruit de roues, ce mouvement actif qui auraient dû faire distinguer à cette heure le grand marché de toutes les colonies. Les seuls sons qui frappassent l’oreille étaient le bruit éloigné d’une musique martiale, les cris désordonnés des soldats qui s’enivraient dans les cabarets situés sur le bord de la mer, et la voix farouche des sentinelles placées sur les vaisseaux de guerre, qui arrêtaient dans leur marche le petit nombre de barques que les habitants conservaient encore pour la pêche ou le commerce côtier.
– Quel changement ! s’écria le jeune officier en jetant les yeux sur cette scène de désolation ; quel spectacle différent me retracent mes souvenirs, quelque imparfaits qu’ils soient, quelque loin qu’ils remontent !
Le vieillard ne répondit rien ; mais un sourire, dont l’expression était singulière, se peignit sur ses joues amaigries, et donna à tous ses traits un caractère doublement remarquable. Le jeune officier n’en dit pas davantage, et tous deux gardèrent le silence jusqu’au moment où la barque, étant arrivée au bout du long quai, jadis si vivant, et où il ne se trouvait alors qu’une sentinelle qui le parcourait à pas mesurés, s’avança vers le rivage, et s’arrêta au lieu ordinaire du débarquement.
Quels que pussent être les sentiments des deux passagers, en atteignant en sûreté le but d’un voyage long et pénible, ils ne les exprimèrent point par des paroles. Le vieillard découvrit ses cheveux blancs, et, plaçant son chapeau devant son visage, il sembla rendre au ciel en esprit des actions de grâces de se trouver à la fin de ses fatigues, tandis que son jeune compagnon marchait avec l’air d’un homme que ses émotions occupaient trop pour qu’il pût songer à les peindre.
– C’est ici que nous devons nous séparer, Monsieur, dit enfin ce dernier ; mais à présent que nos relations communes sont terminées, j’espère que la connaissance que nous devons au hasard se prolongera au-delà du terme de notre voyage.
– Un homme dont les jours sont aussi avancés que les miens, répondit le vieillard, ne doit pas présumer de la libéralité de Dieu au point de faire des promesses dont l’accomplissement dépend du temps. Vous voyez en moi un homme qui revient d’un triste, d’un bien triste pèlerinage sur l’autre hémisphère, pour laisser ses dépouilles mortelles dans son pays natal ; mais si le ciel daigne m’accorder assez de vie pour cela, vous entendrez encore parler de celui que vos bontés et votre politesse ont si grandement obligé.
L’officier fut affecté du ton grave et solennel de son compagnon, et répondit en lui serrant sa main :
– Ne l’oubliez pas ! je vous le demande comme une faveur spéciale. Je ne sais pourquoi ; mais vous avez obtenu sur mes sentiments un empire que nul autre n’a jamais possédé ; c’est un mystère pour moi, c’est comme un songe ; mais j’éprouve pour vous, non seulement du respect, mais de l’amitié.
Le vieillard fit un pas en arrière, sans quitter la main du jeune homme, le regarda fixement quelques instants, et lui dit en levant lentement une main vers le firmament :
– Ce sentiment vient du ciel ; il est dans les desseins de la Providence ; ne cherchez pas à l’étouffer, jeune homme ; conservez-le précieusement dans votre cœur.
La réponse, qu’allait lui faire le jeune officier fut interrompue par des cris subits et violents qui rompirent le silence général, et dont l’accent plaintif leur glaça le sang dans les veines. Le bruit de coups de courroies se joignait aux plaintes de celui qui les recevait, et était accompagné de jurements et d’exécrations que proféraient des voix qui ne paraissaient pas à une grande distance. Un mouvement commun les entraîna tous du côté d’où venait le tumulte, et ils y coururent avec rapidité. Lorsqu’ils approchèrent des bâtiments, ils virent un groupe rassemblé autour d’un jeune homme, dont les cris troublaient la tranquillité du soir, et dont les plaintes n’excitaient que la dérision. Ceux qui étaient spectateurs de ses souffrances encourageaient ceux qui les lui infligeaient à continuer.
– Grâce ! grâce ! pour l’amour de Dieu ! ne tuez pas le pauvre Job ! s’écriait la malheureuse créature ; Job fera toutes vos commissions ! Job n’a pas d’esprit ! ayez pitié de lui ! Oh ! vous lui déchirez la chair !
– J’arracherai le cœur de la poitrine à ce jeune mutin ! s’écria une voix rauque avec un accent de colère. Refuser de boire à la santé de Sa Majesté !
– Job lui souhaite une bonne santé ; Job aime le roi, mais Job n’aime pas le rum.
Le jeune officier était alors assez près pour s’apercevoir que c’était une scène d’abus et de désordre, et, se faisant jour à travers les soldats qui composaient ce groupe, il se trouva bientôt au centre du cercle.
CHAPITRE II
Ils me fouetteront si je dis la vérité, tu me fouetteras si je mens, et quelquefois je suis fouetté pour avoir gardé le silence. J’aimerais mieux être je ne sais quoi… qu’un fou.
SHAKESPEARE. Le roi Lear.
– Que signifient ces cris ? demanda le jeune officier en arrêtant le bras d’un soldat en fureur qui s’apprêtait à frapper de nouveau ; de quel droit maltraitez-vous ainsi cet homme ?
– Et de quel droit osez-vous porter la main sur un grenadier anglais ? s’écria le soldat courroucé, se tournant vers lui, et levant sa courroie pour en frapper celui qu’il regardait comme un bourgeois de la ville. L’officier fit un pas de côté pour éviter le coup dont il était menacé : ce mouvement entr’ouvrit son manteau, et la clarté de la lune tombant sur son uniforme, le bras du soldat surpris resta suspendu.
– Répondez, je vous l’ordonne, continua l’officier tremblant de colère et d’indignation : pourquoi cet homme est-il tourmenté ainsi ? À quel corps appartenez-vous ?
– Aux grenadiers du 47e régiment, Votre Honneur, répondit un autre soldat d’un ton humble et soumis. C’est une leçon que nous donnions à un indigène pour lui apprendre à refuser de boire à la santé de Sa Majesté.
– C’est un pécheur endurci qui ne craint pas son Créateur ! s’écria la victime du courroux des soldats, en tournant avec empressement vers son protecteur son visage baigné de larmes ; Job aime le roi, mais Job n’aime pas le rum.
L’officier détourna les yeux de ce spectacle cruel, et ordonna aux soldats de délier leur prisonnier. Les doigts et les couteaux furent mis en réquisition pour lui obéir plus promptement, et le malheureux, rendu à la liberté, s’occupa à se couvrir des vêtements dont on l’avait dépouillé. Pendant ce temps, le tumulte qui avait accompagné cette scène de désordre avait fait place à un silence si profond, qu’on entendait la respiration pénible du pauvre diable dont le martyre avait été interrompu.
– Messieurs les héros du 47e régiment, dit l’officier quand l’objet de leur courroux eut remis ses habits, connaissez-vous ce bouton ?
Le soldat à qui il semblait adresser plus particulièrement cette question regarda le bras qu’étendait l’officier, et il ne fut pas peu déconcerté en voyant sur le parement blanc qui décorait un uniforme écarlate, un bouton portant le numéro de son propre régiment. Personne n’osa répondre, et, après un silence de quelques instants, l’officier continua :
– Vous êtes de nobles soutiens de la gloire acquise par le régiment de Wolf, de dignes successeurs des braves guerriers qui ont été victorieux sous les murs de Québec ! Retirez-vous ! demain on s’occupera de cette affaire.
– J’espère, dit un des soldats, que Votre Honneur se rappellera qu’il a refusé de boire à la santé du roi ; je suis sûr que si le colonel Nesbitt était ici…
– Osez-vous hésiter à m’obéir, misérable ? Partez, puisque je vous en accorde la permission.
Les soldats déconcertés, car leur turbulence s’était évanouie comme par enchantement devant le regard sévère d’un officier supérieur, se retirèrent en silence, quelques vétérans disant tout bas à leurs camarades le nom de l’officier qui avait paru au milieu d’eux si inopinément. L’œil courroucé du jeune militaire les suivit tant que le dernier d’entre eux fut visible ; après quoi, se tournant vers un vieux citoyen de la ville qui était appuyé sur une béquille et qui avait été spectateur de cette scène, il lui demanda :
– Savez-vous quelle est la cause du cruel traitement que ce pauvre homme vient de recevoir ? Quel motif a occasionné cette violence ?
– C’est un pauvre garçon, répondit le boiteux, un véritable innocent qui ne sait pas grand’chose, mais qui ne fait de mal à personne. Les soldats se sont divertis dans ce cabaret, et ils l’emmènent souvent avec eux pour s’amuser de sa faiblesse d’esprit. Si l’on souffre une pareille conduite, je crains qu’il n’en résulte de grands malheurs : des lois dures arrivant de l’autre côté de l’eau, ici des soldats qui se permettent tout, avec des gens comme le colonel Nesbitt à leur tête, tout cela ne peut manquer de…
– Nous ferons aussi bien de ne pas continuer cet entretien, mon cher ami, dit l’officier. J’appartiens moi-même au régiment de Wolf, et je veillerai à ce que justice soit rendue à qui de droit dans cette affaire.
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