Vous me croirez aisément quand vous saurez que je suis un Enfant de Boston{8} ; mais, quoique natif de cette ville, j’en ai été si longtemps absent, que je trouverais bien difficilement mon chemin dans ces rues tortueuses. Connaissez-vous la demeure de Mrs{9} Lechmere ?

– C’est une maison bien connue dans tout Boston, répondit le boiteux d’une voix sensiblement changée par la connaissance qu’il venait d’acquérir qu’il parlait à un concitoyen. Job que voilà ne fait autre chose que des commissions, et il vous montrera le chemin par reconnaissance du service que vous lui avez rendu. N’est-il pas vrai, Job ?

L’idiot, car l’œil hébété et la physionomie insignifiante du jeune homme qui venait d’être arraché à ses bourreaux ne prouvaient que trop clairement qu’il appartenait à cette malheureuse classe d’êtres humains, répondit avec une précaution et une sorte de répugnance qui étaient assez singulières après ce qui venait de lui arriver :

– Mrs Lechmere ? Oh ! oui, Job connaît le chemin ; il irait chez elle les yeux bandés, si… si…

– Si… si… si, quoi ? imbécile ! s’écria le zélé boiteux.

– S’il faisait jour.

– Les yeux bandés, s’il faisait jour ? Entendez-vous le nigaud ? Allons, Job, il faut que vous conduisiez monsieur dans Tremont-Street, sans parler davantage. Le soleil vient seulement de se coucher{10} ; vous pouvez y aller et être dans votre lit avant que l’horloge d’Old-South sonne huit heures{11}.

– Oui-dà, cela dépend du chemin que vous prenez. Je suis sûr, voisin Hopper, qu’il vous faudrait plus d’une heure pour aller chez Mrs Lechmere, si vous preniez par Lynn-Street, Prince-Street et Snow-Hill, surtout si vous passiez quelque temps à regarder les sépultures sur Copps-Hill.

– Allons, voilà l’idiot qui va tomber dans un accès d’humeur sombre, avec ses sépultures et Copps-Hill, s’écria le boiteux qui prenait intérêt à son jeune concitoyen, et qui lui aurait volontiers offert de lui servir de guide lui-même, si ses infirmités le lui eussent permis. Il faudra que Monsieur rappelle les grenadiers pour le mettre à la raison.

– Il est inutile d’user de sévérité avec ce malheureux jeune homme, dit l’officier ; mes souvenirs m’aideront sans doute à trouver mon chemin à mesure que j’avancerai, et si je me vois embarrassé, je m’adresserai à quelque passant.

– Si Boston était encore ce que Boston a été, vous trouveriez à chaque coin de rue des gens qui répondraient civilement à vos questions ; mais, depuis le massacre{12}, il est rare que nos compatriotes sortent de leurs maisons à une pareille heure. D’ailleurs, c’est aujourd’hui samedi, comme vous le savez ; n’est-ce pas une honte pour ces tapageurs de choisir un pareil jour pour faire la débauche ? Mais quant à cela, les soldats sont devenus plus insolents que jamais depuis le désappointement qu’ils ont éprouvé à Salem, relativement aux canons. Au surplus, ce n’est pas à un homme, comme vous que j’ai besoin d’apprendre ce que sont les soldats quand ils ont une fois la tête montée.

– Je ne connais pas bien mes camarades, si la scène dont je viens d’être témoin est un échantillon de leur conduite ordinaire, Monsieur. Suivez-moi, Meriton ; je ne crois pas que nous courrions grand danger de nous égarer.

Meriton reprit le porte-manteau dont il était chargé, et qu’il avait déposé à terre, et ils se mettaient en marche quand l’idiot s’approcha gauchement de l’officier, le regarda attentivement en face quelques instants, et sembla puiser de la confiance dans ses traits.

– Job conduira l’officier chez Mrs Lechmere, dit-il, si l’officier veut empêcher les grenadiers de le rattraper avant qu’il soit revenu de North-End.

– Ah ! ah ! dit l’officier en riant, il y a quelque chose de l’adresse d’un fou dans cet arrangement. Eh bien ! j’accepte vos conditions ; mais prenez garde de ne pas me mener contempler les sépultures au clair de lune, ou je vous livrerai aux grenadiers, et j’appellerai pour les aider l’infanterie légère, l’artillerie et tous les corps de l’armée.

Après cette menace faite en riant, l’officier suivit son agile conducteur, ayant fait ses adieux au boiteux obligeant, qui continua à recommander à l’idiot de prendre le chemin le plus droit, tant qu’il put lui faire entendre sa voix. Le jeune guide marchait si rapidement, qu’à peine l’officier put-il jeter un coup d’œil à la hâte sur les rues étroites et tortueuses qu’il traversait. Un ou deux regards lui suffirent pour reconnaître qu’il était dans la partie la plus sale et la plus mal bâtie de la ville, et, malgré tous ses efforts, il n’y trouva rien qui pût rappeler à sa mémoire son pays natal. Meriton, qui suivait son maître pas à pas, ne faisait que se plaindre du mauvais chemin et de sa longueur. Enfin l’officier commença lui-même à douter un peu de la bonne foi de son conducteur.

– N’avez-vous rien de mieux à montrer à un concitoyen qui revient dans son pays après dix-sept ans d’absence ? s’écria-t-il. Tâchez donc de nous faire passer par quelques plus belles rues, s’il y en a de plus belles à Boston !

L’idiot s’arrêta un instant et regarda l’officier avec un air d’étonnement véritable ; alors, sans lui répondre, il changea de direction, et, après une ou deux déviations, il entra dans un passage si étroit, qu’en étendant les bras on pouvait toucher les deux murailles. L’officier hésita un instant à le suivre dans cette allée tortueuse ; mais un coude lui cachant déjà son guide, il se décida, doubla le pas, et regagna le terrain qu’il avait perdu. Ils sortirent enfin de ce passage obscur, et se trouvèrent dans une rue plus large.

– Là ! dit Job d’un air de triomphe en regardant l’allée qu’ils venaient de traverser, le roi demeure-t-il dans une rue comme celle-là ?

– Sa Majesté doit vous le céder à cet égard, répondit l’officier.

– Mrs Lechmere est une grande dame, continua l’idiot suivant évidemment le cours de ses idées décousues, et pour rien au monde elle ne voudrait demeurer dans cette rue, quoiqu’elle soit aussi étroite que la route qui conduit au ciel, comme dit la vieille Nab ; je suppose que c’est pour cette raison qu’on l’appelle la rue des Méthodistes.

– J’ai certainement entendu dire que la rue dont vous parlez est étroite, on dit aussi qu’elle est droite, dit l’officier qui ne pouvait s’empêcher de s’amuser un peu du babillage de son guide ; mais en avant, le temps passe vite, et il ne faut pas le perdre.

Job tourna sur sa droite, et, marchant le premier d’un pas agile, il passa par une autre allée qui méritait pourtant un peu mieux le nom de rue, et où les premiers étages des bâtiments construits en bois faisaient saillie en s’avançant de chaque côté. Après avoir suivi pendant quelque temps les détours irréguliers de leur route, ils entrèrent dans une place triangulaire, de quelques verges d’étendue, et Job, dédaignant de suivre les murailles comme il l’avait fait jusqu’alors, s’avança directement vers le centre. Là, s’arrêtant encore une fois et regardant d’un air très-sérieux un bâtiment formant un des côtés du triangle, il dit d’une voix qui exprimait toute son admiration :

– Voyez, voilà Old-North ; avez-vous jamais vu une aussi belle église ? Le roi adore-t-il Dieu dans un pareil temple ?

L’officier ne gronda point l’idiot de la liberté qu’il prenait, car dans l’architecture simple et antique de cet édifice construit en bois, il reconnut un des premiers efforts de ces constructeurs puritains dont le goût grossier s’est transmis à leur postérité avec tant de déviations, toutes dans le style de la même école, et avec si peu de perfectionnements. À ces considérations se joignaient des souvenirs qui commençaient à renaître, et il sourit en se rappelant le temps où il regardait lui-même le bâtiment avec des sentiments qui n’étaient pas très-éloignés de la profonde admiration de l’idiot. Job examinait sa physionomie, et il se méprit aisément sur son expression ; il étendit le bras vers une des rues les plus étroites qui aboutissaient à cette place, et où l’on voyait quelques maisons qui annonçaient des prétentions plus qu’ordinaires.

– Et là, dit-il, voyez-vous tous ces palais ? Tommy le Ladre demeurait dans celui qui a des pilastres sur le haut desquels vous voyez des fleurs et des couronnes ; car Tommy le Ladre aimait les couronnes ; mais la maison commune de la province n’était pas assez bonne pour lui, et il demeurait là ; à présent on dit qu’il demeure dans un buffet du roi.

– Et qui était ce Tommy le Ladre, dit l’officier, et quel droit aurait-il eu de demeurer dans la maison commune, quand il l’aurait voulu ?

– Quel droit il en aurait eu ? Parce qu’il était gouverneur, et que la maison commune de la province appartient au roi, quoique ce soit le peuple qui la paie.

– Avec votre permission, Monsieur, dit Meriton qui était toujours derrière son maître, les Américains donnent-ils à tous leurs gouverneurs le nom de Tommy le Ladre ?

L’officier tourna la tête à cette sotte question de son valet, et s’aperçut que son vieux compagnon de voyage les avait suivis jusque-là. Il était alors appuyé sur son bâton, et contemplait avec attention la maison où avait demeuré Hutchinson, tandis que les rayons de la lune tombaient d’aplomb sur sa figure ridée mais expressive. Il fut si surpris de le revoir, qu’il ne songea pas à répondre à son valet, et Job se chargea de justifier lui-même les termes dont il s’était servi.

– Sûrement, ils leur donnent ce nom à tous, dit-il ; ils appellent toujours les gens par leur véritable nom. Ils appellent l’enseigne Peek, enseigne Peek ; et si vous donniez au diacre Winslow un autre nom que diacre Winslow, vous verriez comme ils vous regarderaient ! Je suis Job Pray, et l’on m’appelle Job Pray. Pourquoi donc n’appellerait-on pas un gouverneur Tommy le Ladre, si c’est un Tommy le Ladre ?

– Prenez garde de parler si légèrement du représentant du roi, dit le jeune officier en levant sa badine comme s’il eût voulu le châtier ; oubliez-vous que je suis militaire ?

L’idiot recula un peu d’un air craintif, et lui dit en le regardant avec timidité :

– Je vous ai entendu dire que vous êtes de Boston.

L’officier allait lui répondre avec gaieté ; mais le vieillard passa devant lui avec agilité, et se plaça à côté du jeune guide avec un empressement si remarquable, que le cours des pensées du jeune militaire en fut entièrement changé.

– Ce jeune homme connaît les liens du sang et de la patrie, dit le vieillard à demi-voix, et je l’honore pour ce sentiment.

Ce fut peut-être le souvenir soudain du danger de ces allusions que l’officier comprenait parfaitement, et auxquelles son association accidentelle avec l’être singulier qui se les permettait commençait à familiariser son oreille, qui l’engagea à se remettre en marche silencieusement, livré à ses réflexions. Ce mouvement fit qu’il ne s’aperçut pas que le vieillard serra cordialement la main de l’idiot en murmurant encore quelques mots d’éloge.

Job reprit son poste en tête des autres, et l’on se mit en marche quoique d’un pas un peu moins rapide. À mesure qu’il avançait dans la ville, il hésita évidemment deux ou trois fois sur le choix des rues qu’il voulait prendre ; et l’officier commença à craindre que l’idiot ne fût assez malin pour vouloir lui faire faire une longue promenade, au lieu de marcher directement vers une maison dont il était évident qu’il s’approchait avec répugnance. Il regardait autour de lui, dans le dessein de demander le chemin au premier passant qu’il rencontrerait ; mais tout était déjà aussi tranquille que s’il eût été minuit, et pas un individu ne se présenta à ses yeux dans aucune des rues qu’il traversa.

Enfin l’air de son guide lui parut si suspect, qu’il venait de prendre la résolution de frapper à une porte pour demander des renseignements, quand, en sortant d’une rue sombre et étroite, ils se trouvèrent sur une place beaucoup plus grande que celle qu’ils venaient de quitter. Passant le long des murs d’un bâtiment noirci par le temps, Job les conduisit au centre d’un grand pont qui joignait à la ville une petite île du havre, et qui s’étendait à quelque distance dans la place, formant une espèce de quai.