Quoiqu’elle les eût prononcés sans intention de les faire entendre, l’officier n’en avait rien perdu, et un nuage soudain passant sur son front, en doubla l’expression mélancolique.
– Vous me connaissez donc ainsi que ma famille ? dit-il.
– J’étais à votre naissance, jeune homme, et ce fut un jour de joie. Mais Mrs Lechmere attend la nouvelle de votre arrivée, et ce malheureux garçon va vous conduire à sa porte ; elle vous dira tout ce qu’il convient que vous sachiez. Job ! Job ! que faites-vous donc dans ce coin ? Prenez votre chapeau et conduisez Monsieur dans Tremont-Street ; vous savez que vous aimez à aller chez Mrs Lechmere.
– Job n’irait jamais chez elle si Job pouvait s’en dispenser, murmura l’idiot avec humeur ; et si Nab n’y avait jamais été, cela n’en vaudrait que mieux pour son âme.
– Osez-vous me manquer ainsi de respect, vipère ? s’écria la vieille courroucée ; et dans la violence de sa colère, elle prit les pincettes et les leva pour en frapper son fils.
– Femme, la paix ! s’écria une voix derrière l’officier.
L’arme menaçante tomba de la main énervée de la furie, et ses joues jaunes et ridées se couvrirent de la pâleur de la mort. Elle resta immobile près d’une minute, comme si un pouvoir surnaturel l’avait changée en pierre. Enfin elle réussit à balbutier :
– Qui me parle ainsi ?
– C’est moi, dit le vieillard en s’avançant vers un endroit de la chambre que la faible clarté de la chandelle pouvait atteindre ; c’est un homme qui a vécu longtemps, et qui sait que si Dieu aime l’homme, l’homme doit aimer les enfants qui sont issus de lui.
Les jambes d’Abigaïl Pray ne purent la soutenir plus longtemps ; tous ses membres furent agités par un tremblement universel ; elle se laissa tomber sur une chaise ; ses regards allaient sans cesse du vieillard au jeune officier, et les efforts infructueux qu’elle faisait évidemment pour parler annonçaient qu’elle avait perdu l’usage de la parole. Pendant ce court intervalle, Job s’approcha du vieillard, et lui dit en le regardant d’un air suppliant :
– Ne faites pas de mal à la vieille Nab ; lisez-lui ce bon passage de la Bible que vous venez de prononcer, et elle ne frappera jamais Job avec les pincettes. N’est-ce pas, ma mère ? Voyez-vous sa tasse ? elle l’a cachée sous cette serviette quand nous sommes entrés. Mrs Lechmere lui donne de ce poison de thé ; et quand elle en a bu, Nab n’est jamais pour Job ce que Job serait pour sa mère si sa mère était Job, et que Job fût la vieille Nab.
Le vieillard examina avec une attention marquée la physionomie mobile du jeune idiot, tandis qu’il lui parlait ainsi en faveur de sa mère ; et lui passant ensuite doucement la main sur la tête, il dit avec un air de compassion :
– Pauvre malheureux enfant, le ciel t’a refusé le plus précieux de ses dons, et cependant son esprit veille autour de toi ; car tu peux distinguer la dureté de la tendresse, et il t’a appris à discerner le bien et le mal. Jeune homme, ne trouvez-vous pas une leçon de morale dans cette volonté de la Providence ? N’y voyez-vous pas quelque chose qui apprend que le ciel n’accorde pas de dons en vain, et qui montre la différence existant entre le devoir obtenu par l’indulgence, et celui qu’arrache l’autorité ?
L’officier chercha à éviter les regards perçants du vieillard, et après une pause embarrassante de quelques instants, il exprima à la vieille femme, qui sortait de son état de stupeur, le désir qu’il avait de se rendre sur-le-champ chez Mrs Lechmere. La matrone, dont les yeux avaient toujours été fixés sur le vieillard depuis qu’elle avait recouvré l’usage de ses facultés, se leva lentement, et ordonna à son fils, d’une voix faible, de conduire le jeune officier dans Tremont-Street. Elle avait acquis, par une longue pratique, un accent qui ne manquait jamais de réprimer, quand il le fallait, l’humeur capricieuse du jeune idiot, et le ton de solennité que sa vive agitation donnait en ce moment à sa voix, l’aida à y réussir. Job se leva sans répliquer, et se disposa à obéir. Chacun des acteurs de cette scène éprouvait une contrainte qui annonçait qu’elle avait fait naître en eux des sentiments qu’il serait plus prudent d’étouffer, et ils se seraient séparés en silence, si l’officier n’eût trouvé devant la porte le vieillard qui y était comme immobile.
– Passez, Monsieur, lui dit-il ; il est déjà tard, et vous pouvez comme moi avoir besoin d’un guide, pour trouver votre demeure.
– Les rues de Boston me sont familières depuis longtemps, répondit le vieillard ; j’ai vu cette ville s’accroître, des mêmes yeux qu’un père voit grandir son enfant, et mon amour pour elle est vraiment paternel. Il me suffit de me trouver dans un endroit où la liberté est regardée comme le plus grand bien ; peu m’importe sous quel toit ma tête y repose : autant vaut celui-ci qu’un autre.
– Celui-ci ! répéta l’officier en jetant les yeux sur un ameublement qui annonçait la pauvreté ; vous serez plus mal dans cette maison que sur le navire que nous venons de quitter.
– Elle suffira pour tous mes besoins, répondit le vieillard en s’asseyant d’un air calme et en plaçant près de lui une petite valise qu’il portait ; allez à votre palais de Tremont-Street, j’aurai soin que nous nous revoyions.
L’officier avait trop bien appris, pendant le voyage, à connaître le caractère de son compagnon pour lui rien répliquer ; il le salua et sortit de l’appartement, laissant le vieillard la tête appuyée sur sa canne, d’un air rêveur et distrait, et la matrone regardant cet hôte inattendu avec une surprise qui n’était pas sans quelque mélange de terreur.
CHAPITRE III
Les liqueurs parfumées coulent des flacons d’argent, tandis que la porcelaine de la Chine reçoit l’onde fumante : ils récréent à la fois leur odorat et leur palais : de fréquentes libations prolongent de somptueux repas.
POPE. La Boucle de cheveux enlevée.
Le souvenir des injonctions réitérées de sa mère servit à tenir Job en respect, et il ne songea qu’à remplir son message. Dès que l’officier parut, Job se dirigea vers le pont, le traversa, et, après avoir suivi pendant quelque temps le bord de l’eau, il entra dans une rue large et bien bâtie qui conduisait du quai dans la partie haute de la ville. Une fois dans cette rue, Job se mit à marcher avec une grande vitesse, et il était arrivé au milieu lorsque des cris de joie et des éclats de rire, qui partaient d’une maison voisine, attirèrent son attention et l’engagèrent à s’arrêter.
– Rappelez-vous les recommandations de votre mère, lui dit l’officier ; que regardez-vous dans cette taverne ?
– C’est le café anglais, dit Job en secouant la tête ; oui, il est facile de s’en apercevoir au bruit qu’ils y font un samedi soir ; tenez, il est rempli maintenant des officiers de lord Botte{15} ; les voyez-vous à la fenêtre, avec des uniformes si brillants, qu’on dirait autant de diable rouges ? mais demain, lorsque la cloche d’Old-South sonnera, ils oublieront leur maître et leur créateur, les pécheurs endurcis qu’ils sont{16} !
– Drôle ! s’écria l’officier, c’est par trop abuser de ma patience. Allez droit à Tremont-Street, ou laissez-moi, que je cherche à me procurer un autre guide.
L’idiot jeta un regard de côté sur la physionomie irritée de son compagnon ; puis il détourna la tête, et se remit en marche en murmurant assez haut pour être entendu :
– Tous ceux qui ont été élevés à Boston savent comment on y observe le samedi soir{17}, et si c’est à Boston que vous êtes né, vous devriez aimer les usages de Boston.
L’officier ne répondit rien, et comme ils marchaient alors très-rapidement, ils eurent bientôt traversé deux nouvelles rues, King-Street et Queen-Street, et arrivèrent enfin dans celle de Tremont. À peine y étaient-ils entrés que Job s’arrêta, et dit en montrant du doigt un bâtiment qui était près d’eux :
– Vous voyez cette maison avec une cour et des pilastres, et une grande porte cochère ? eh bien ! c’est celle de Mrs Lechmere. Tout le monde dit que c’est une grande dame, mais je dis, moi, que c’est dommage que ce ne soit pas une meilleure femme.
– Et qui êtes-vous pour oser parler si hardiment d’une dame qui est si fort au-dessus de vous ?
– Moi ? dit l’idiot en regardant fixement et d’un air de simplicité celui qui l’interrogeait ; je suis Job Pray, c’est le nom qu’on me donne.
– Eh bien ! Job Pray, voici une couronne pour vous. La première fois que vous servirez de guide à quelqu’un, soyez attentif. Je vous dis, mon garçon, de prendre cette couronne.
– Job n’aime pas les couronnes. On dit que le roi porte une couronne, et que cela le rend fier et dédaigneux.
– Il faut en effet que le mécontentement soit bien général, pour qu’un pareil être refuse de l’argent plutôt que de manquer à ses principes, dit l’officier en lui-même. Allons, voilà donc une demi-guinée, si vous préférez l’or.
Job continua à frapper nonchalamment du pied contre une pierre, sans ôter ses mains de ses poches où il les tenait ordinairement, et à cette nouvelle offre il répondit, toujours dans la même posture, en relevant seulement un peu la tête enfoncée sous son chapeau rabattu :
– Vous avez empêché les grenadiers de battre Job, Job ne veut pas prendre votre argent.
– C’est bien, mon ami, c’est montrer plus de reconnaissance qu’on n’en trouverait souvent dans des hommes plus sensés. Allons, Meriton, je reverrai le pauvre garçon, et je n’oublierai pas ce refus. Je vous charge de le faire habiller plus convenablement dans le commencement de la semaine.
– Mon Dieu, Monsieur, dit le valet, si c’est votre bon plaisir, je n’y manquerai pas, je vous assure ; mais, de grâce, examinez un peu le personnage, et dites-moi, avec une pareille tournure, comment vous voulez que je m’y prenne pour en faire jamais quelque chose.
– Monsieur, Monsieur, cria Job en courant après l’officier qui avait déjà fait quelques pas, si vous voulez faire promettre aux grenadiers de ne plus jamais battre Job, Job vous montrera toujours le chemin dans Boston, et il fera aussi vos commissions, voyez-vous.
– Pauvre garçon ! Eh bien, oui, je vous promets que vous ne serez plus maltraité par les soldats. Bonsoir, mon bon ami. Venez me voir.
L’idiot parut satisfait de cette promesse ; car il se retourna aussitôt, descendit la rue en faisant mille gambades, et disparut bientôt au premier tournant. Cependant le jeune officier entra dans la cour de la maison de Mrs Lechmere. Le bâtiment était en briques et d’un extérieur plus imposant que la plupart de ceux qu’il avait vus dans la partie basse de la ville ; les ornements en étaient lourds et en bois, suivant une mode un peu plus ancienne, et il présentait une façade de sept fenêtres dans les deux étages supérieurs, celles sur les côtés étant beaucoup plus étroites que les autres.
1 comment