Là il s’arrêta et laissa la vue des objets qui les entouraient produire son effet sur ceux qu’il y avait amenés.

Cette place était formée par plusieurs rangées de maisons basses, sombres, irrégulières, dont la plupart paraissaient inhabitées. Au bout du bassin, et un peu de côté, un bâtiment long et étroit, orné de pilastres, percé de fenêtres cintrées, montrait ses murs de briques à la clarté de la lune. L’étage qui soutenait cette rangée de croisées, brillant dans le silence, était appuyé sur des piliers massifs aussi en briques, entre lesquels on apercevait plus loin les étaux du marché. De lourdes corniches en pierre étaient placées au haut des pilastres, et il était évident qu’une architecture maladroite avait fait tous ses efforts pour donner à ce bâtiment une apparence plus imposante que celle des maisons qu’ils avaient vues jusqu’alors. Tandis que l’officier regardait cet édifice, l’idiot examinait sa physionomie avec une attention qui semblait excéder ses facultés morales. Enfin s’impatientant de ne l’entendre prononcer aucun mot, soit pour exprimer son admiration, soit pour dire qu’il reconnaissait cet édifice, Job s’écria :

– Si vous ne connaissez pas Funnel-Hall{13}, vous n’êtes pas de Boston.

– Mais je suis de Boston, répondit l’officier en riant, et je connais parfaitement Fanueil-Hall ; mes souvenirs se réveillent à cette vue, et me rappellent les scènes de mon enfance.

– C’est donc là, dit le vieillard, que la liberté a trouvé tant d’avocats intrépides !

– Cela ferait plaisir au cœur du roi, dit Job, s’il pouvait quelquefois entendre parler le peuple dans Funnel-Hall. J’étais monté sur les corniches, et je regardais par une fenêtre, le jour de la dernière assemblée qui y a été tenue ; et s’il y avait des soldats sur la place, il y avait dans la salle des gens qui ne s’en inquiétaient guère.

– Tout cela est fort amusant sans doute, dit l’officier d’un ton grave ; mais cela ne me rapproche pas d’un pas de la maison de Mrs Lechmere.

– Ce qu’il dit est instructif, s’écria le vieillard ; continuez, mon enfant. J’aime à l’entendre exprimer ses sentiments avec cette simplicité, cela indique l’état de l’esprit public.

– Que voulez-vous que je vous dise ? répondit Job ; ils parlaient bien, et voilà tout. Je voudrais que le roi vint ici les écouter, cela abattrait son orgueil ; il aurait pitié du peuple, et il ne songerait pas à fermer le port de Boston. Mais, quand il empêcherait l’eau d’y entrer par le détroit, elle y viendrait par Broad-Sound ; et si on lui bouchait ce chemin, elle arriverait par Nantasket. Il n’a pas besoin de s’imaginer que les habitants de Boston se laisseront priver, par des actes du parlement, de l’eau que Dieu a faite pour eux, tant que Funnel-Hall sera à sa place.

– Drôle, s’écria l’officier d’un ton un peu courroucé, vous nous avez fait perdre tant de temps que voilà déjà huit heures qui sonnent.

L’air animé de l’idiot disparut, et il répondit en baissant les yeux :

– J’avais bien dit au voisin Hopper qu’il y avait plus d’un chemin pour aller chez Mrs Lechmere ; mais chacun veut connaître la besogne de Job mieux que Job lui-même. À présent que vous m’avez fait oublier le chemin, il faut que j’entre pour le demander à la vieille Nab ; elle ne le connaît que trop bien.

– La vieille Nab ! s’écria l’officier, qui est la vieille Nab ? Qu’ai-je affaire à elle ? N’est-ce pas vous qui vous êtes chargé de me conduire ?

– Il n’y a personne à Boston qui ne connaisse Abigaïl Pray, dit l’idiot.

– Que dites-vous ? s’écria le vieillard avec agitation, que dites vous donc d’Abigaïl Pray ? n’est-elle pas honnête ?

– Aussi honnête que la pauvreté peut la rendre, répondit l’idiot avec une sorte d’humeur. À présent que le roi a dit qu’on n’enverra plus à Boston d’autres marchandises que du thé, il est aisé de vivre quand on n’a pas de loyers à payer. Nab tient sa boutique dans l’ancien magasin, et c’est une bonne place. Job et sa mère ont chacun une chambre pour y dormir, et ils disent que le roi et la reine ne peuvent en avoir davantage.

Tandis qu’il parlait ainsi, les gestes qu’il faisait dirigeaient les yeux de ses auditeurs vers le singulier édifice auquel il faisait allusion. Comme la plupart des autres maisons qui donnaient sur cette place, c’était un bâtiment fort ancien, peu élevé, sombre et malpropre. Il était de forme triangulaire, une rue le bordant de chaque côté, et les trois extrémités se terminaient par autant de tours hexagones et surmontées, comme le principal édifice, par un toit presque perpendiculaire, couvert en tuiles et décoré d’ornements grossiers. Ses murs étaient percés d’un grand nombre de petites fenêtres, à travers l’une desquelles la faible lueur d’une chandelle était le seul indice qui annonçât que ce bâtiment sombre et silencieux était habité.

– Nab connaît Mrs Lechmere mieux que Job, continua l’idiot après une pause d’un instant, et elle saura si Mrs Lechmere voudra faire fustiger Job pour lui amener de la compagnie un samedi soir{14}, quoiqu’on assure qu’elle est assez mal apprise pour parler, rire, et boire du thé, le samedi soir comme les autres jours.

– Je vous garantis que vous en serez bien traité, dit l’officier que les délais de son guide commençaient à fatiguer.

– Voyons cette Abigaïl Pray, s’écria le vieillard en saisissant tout à coup Job par le bras, et en l’entraînant avec une force irrésistible vers une des portes du bâtiment, où ils entrèrent sur-le-champ.

Resté sur le pont avec son valet, le jeune officier hésita un instant avant de se décider sur ce qu’il avait à faire ; mais cédant à l’intérêt vif et puissant que ce vieillard avait réussi à lui inspirer, il ordonna à Meriton de l’attendre, et suivit son guide et son compagnon de voyage dans la sombre habitation du premier. Après avoir passé la porte, il se trouva dans un appartement spacieux, sans autre décoration que les murs, et qui, d’après quelques marchandises de peu de valeur qu’on y voyait encore, paraissait avoir servi autrefois de magasin. La lumière l’attira vers une chambre, située dans une des tours, et, tandis qu’il s’avançait vers la porte qui en était entr’ouverte, il entendit la voix aigre d’une femme s’écrier :

– Où avez-vous été courir ainsi un samedi soir, vagabond ? sur les talons des soldats, je gage. Vous êtes allé écouter leur musique impie, et assister à leurs réjouissances un jour si voisin du sabbat ! Vous saviez pourtant qu’il y avait un navire dans la baie, et que Mrs Lechmere m’avait priée de la faire avertir dès qu’il serait arrivé. Je vous attends depuis le coucher du soleil afin de vous envoyer chez elle pour lui en porter la nouvelle, et l’on ne sait où vous trouver, vous qui savez si bien ce qu’elle attend.

– Ne grondez pas Job, ma mère, car les grenadiers lui ont fouetté la peau avec des courroies, jusqu’à en faire sortir le sang. Mrs Lechmere ? je crois, ma mère, qu’elle a changé de logement, car il y a plus d’une heure que je le cherche, attendu qu’il y a là quelqu’un qui vient de débarquer du vaisseau, et qui m’a demandé de l’y conduire.

– Que veut dire cet imbécile ? s’écria sa mère.

– Il parle de moi, dit le jeune officier en entrant dans l’appartement ; c’est moi qu’attend Mrs Lechmere. Je suis venu à bord de l’Avon, de Bristol ; mais votre fils m’a fait faire bien du chemin. Il parlait d’abord de me conduire par les sépultures de Copps Hill.

– Excusez un pauvre garçon qui n’a pas de jugement, Monsieur, dit la matrone en mettant ses lunettes pour examiner le jeune officier. Il connaît le chemin aussi bien que celui de son lit ; mais il est quelquefois capricieux et volontaire. Ce sera une joyeuse soirée dans Tremont-Street. M’excuserez-vous, Monsieur ?… Et levant la chandelle, elle l’approcha de son visage pour mieux examiner ses traits. – Un beau jeune homme, dit-elle comme en se parlant à elle-même ; il a le sourire agréable de sa mère et l’œil terrible de son père. Que Dieu nous pardonne tous nos péchés, et qu’il nous rende plus heureux dans un autre monde que nous ne le sommes dans cette vallée de larmes et d’iniquité.

En finissant ces mots, elle remit la chandelle sur la table avec un air d’agitation singulière.