Mais la réserve avec laquelle la jeune dame répondit à ses avances était si visible, que, lorsqu’il eut fini son salut, et qu’il l’eut conduite jusqu’à un siège, il éprouva autant de gêne que s’il se fût trouvé seul pour la première fois avec une dame à laquelle il eût brûlé depuis plusieurs mois de faire l’aveu le plus délicat.
Soit que la nature ait donné à l’autre sexe plus de tact et de présence d’esprit pour ces sortes d’occasions, soit que la jeune personne eût senti elle-même que sa conduite n’était pas celle qu’elle se devait à elle-même de tenir à l’égard de l’hôte de sa grand’mère, elle fut la première à rompre le silence pour mettre fin à l’état de gêne et de contrainte où ils étaient tous deux depuis le commencement de l’entrevue.
– Ma grand’mère espérait depuis longtemps le plaisir de vous voir, major Lincoln, dit-elle, et vous ne pouviez arriver plus à propos. La situation de ce pays devient de jour en jour plus alarmante, et je l’engage bien souvent à aller passer quelque temps en Angleterre, jusqu’à ce que ces malheureuses contestations soient terminées.
Ces paroles, proférées du son de voix le plus doux et le plus mélodieux, et avec une prononciation aussi pure que si Cécile eût été élevée à la cour d’Angleterre, charmèrent d’autant plus agréablement Lionel, qu’il ne s’y mêlait aucune trace de ce léger accent du pays qui, dans le peu de mots qu’Agnès Danforth lui avait adressés, avait un peu blessé son oreille délicate.
– Vous qui avez toute la grâce et toute l’amabilité d’une Anglaise, répondit Lionel, vous trouveriez un grand plaisir à ce voyage ; et s’il y a quelque vérité dans ce que m’a dit un de mes compagnons de voyage sur la situation de ce pays, j’appuierai fortement votre demande. Ravenscliffe et notre maison de Soho-Square{20} sont à la disposition de Mrs Lechmere.
– Je désirais qu’elle se rendît aux pressantes invitations d’un parent de mon père, lord Cardonel, qui m’engage depuis longtemps à venir passer quelques années dans sa famille. Il me serait très-pénible de me séparer de ma grand’mère ; mais si les événements la décidaient à aller habiter la résidence de ses ancêtres, il me semble qu’on ne peut trouver à redire que je me retire aussi de préférence dans les domaines de mes pères.
L’œil perçant du major Lincoln se fixa sur elle pendant qu’elle prononçait ces derniers mots, et le léger sourire qui vint animer ses traits était causé par l’idée que la beauté provinciale avait hérité de l’orgueil généalogique de sa grand’mère, et qu’elle n’était pas fâchée de lui faire entendre que la nièce d’un vicomte était d’un rang plus élevé que l’héritier d’un baronnet. Mais la rougeur vive et brûlante qui couvrit un instant la jolie figure de Cécile prouva à Lionel qu’elle cédait à l’impulsion d’un sentiment plus profond et plus digne d’elle que le petit mouvement d’amour-propre dont il l’avait soupçonnée. Quoi qu’il en soit, il fut charmé de voir rentrer Mrs Lechmere, appuyée sur le bras de sa nièce.
– Je m’aperçois, mon cousin, dit la vieille dame en se dirigeant d’un pas débile vers le sofa, que je n’ai pas besoin de vous présenter Cécile : vous vous êtes reconnus aisément l’un l’autre, et il n’a point fallu pour cela d’autre indice que l’affinité qui existe entre vous. Par affinité je n’entends pas la force du sang, car ce n’est pas à des degrés aussi éloignés qu’on peut en sentir l’influence ; mais je suis sûre qu’il existe dans les familles des ressemblances morales plus frappantes encore que celles que peuvent offrir les traits.
– Si je pouvais me flatter de posséder le moindre rapport avec miss Dynevor, soit au physique, soit au moral, je serais doublement fier de notre parenté, dit Lionel d’un air distrait, en aidant la vieille dame à se placer sur le sofa.
– Mais je ne suis pas du tout disposée à me voir contester les liens du sang qui m’unissent à mon cousin Lionel, s’écria Cécile en s’animant tout à coup ; il a plu à nos ancêtres de décider…
– Allons, allons, mon enfant, interrompit sa grand’mère, vous oubliez que le terme de cousin ne saurait être employé que dans des cas de très-proche parenté, ou lorsqu’une longue connaissance peut excuser cette familiarité. Mais le major Lincoln sait que nous autres habitants des colonies, nous sommes portés à prendre les mots dans leur plus grande extension, et à compter nos cousins jusqu’à des degrés presque aussi éloignés que si nous étions membres de quelque clan écossais. À propos de clans, cela me rappelle la rébellion de 1745. Ne pense-t-on pas en Angleterre que nos fous de colons seront assez hardis pour prendre sérieusement les armes ?
– Les opinions varient sur ce point, dit Lionel. La plupart des militaires rejettent dédaigneusement cette idée, quoiqu’il se trouve des officiers qui ont servi sur le continent, et qui pensent que non seulement l’appel sera fait, mais que la lutte sera sanglante.
– Et pourquoi ne le feraient-ils pas ? s’écria tout à coup Agnès Danforth ; ils sont hommes, et les Anglais ne sont rien de plus.
Lionel tourna les yeux avec quelque surprise sur la jeune enthousiaste, qui avait dans ce moment même un air de douceur et en même temps de finesse qui ne semblait pas d’accord avec ces paroles, et il sourit en répétant ses propres expressions.
– Pourquoi ne le feraient-ils pas, demandez-vous ? Mais je n’en vois d’autre raison que parce que ce serait un acte de folie et en même temps de rébellion. Je puis vous assurer que je ne suis pas de ceux qui affectent de déprécier mes compatriotes, car vous vous rappellerez que je suis aussi Américain.
– J’ai entendu dire pourtant, reprit Agnès, que ceux de nos volontaires qui portent un uniforme le portent bleu, et non pas d’écarlate.
– Sa Majesté désire que son 47e régiment d’infanterie porte cette couleur éclatante, reprit Lionel en riant ; quant à moi, je consentirais volontiers à l’abandonner aux dames pour en adopter une plus modeste, si cela était possible.
– Cela est très-possible, Monsieur.
– Et comment donc, s’il vous plaît ?
– En donnant votre démission.
Il était évident que Mrs Lechmere avait eu quelque motif pour permettre à sa nièce de s’expliquer si librement ; mais voyant que son hôte ne montrait pas cet air piqué que les officiers anglais sont souvent assez faibles pour ne pas dissimuler lorsque les femmes prennent la défense de l’honneur de leur pays, elle tira le cordon de la sonnette en disant :
– Voilà un langage bien hardi pour une jeune personne qui n’a pas encore vingt ans, n’est-ce pas, major Lincoln ? mais miss Danforth a le privilège de tout dire librement ; car plusieurs de ses parents, du côté de son père, ne sont que trop impliqués dans les scènes de désordre qui signalent ces temps malheureux ; mais nous avons pris soin que Cécile restât plus fidèle à son devoir.
– Et cependant Cécile elle-même a toujours refusé d’embellir de sa présence les fêtes données par les officiers anglais, dit Agnès d’un ton un peu piqué.
– Cécile Dynevor aurait-elle pu fréquenter les bals et les fêtes sans être accompagnée d’un chaperon convenable ? reprit Mrs Lechmere, et pouvait-on espérer qu’à soixante-dix ans je rentrerais dans le monde pour soutenir l’honneur de ma famille ? Mais, avec nos discussions puériles, nous empêchons le major Lincoln de prendre les rafraîchissements dont il doit avoir besoin.
– Caton, vous pouvez servir.
Mrs Lechmere dit ces derniers mots d’un air presque mystérieux{21} au nègre qui venait d’entrer. Le vieux domestique, qui probablement, d’après une longue pratique, comprenait les désirs de sa maîtresse plus par l’expression de ses yeux que par les ordres qu’elle lui donnait, commença par fermer les volets extérieurs et par tirer les rideaux avec le plus grand soin. Après ces préliminaires indispensables, il prit une petite table ovale qui était cachée sous les draperies des rideaux, et la plaça devant miss Dynevor ; bientôt après, la surface polie du petit meuble d’acajou fut couverte d’abord d’une fontaine d’argent massif remplie d’eau bouillante, ensuite d’un plateau du même métal, sur lequel était étalé un déjeuner de la plus belle porcelaine de Dresde.
Pendant ces préparatifs, Mrs Lechmere avait tâché de captiver l’attention de son hôte en lui faisant différentes questions sur quelques parents qu’il avait laissés en Angleterre ; mais malgré tous ses soins elle ne put empêcher Lionel de s’apercevoir du mystère et des précautions avec lesquelles le nègre faisait ces arrangements. Miss Dynevor laissa tranquillement placer devant elle la table à thé ; mais sa cousine, Agnès Danforth, détourna la tête d’un air de froideur et de mécontentement. Après avoir fait le thé, Caton en versa dans deux tasses cannelées, sur lesquelles étaient peintes de petites branches rouges et vertes fort bien imitées, et présenta l’une à sa maîtresse, et l’autre au jeune officier.
– Mille pardons, miss Danforth, s’écria Lionel dès qu’il eut pris la tasse, les mauvaises habitudes que l’on contracte pendant une longue traversée m’ont empêché de voir que vous n’étiez pas servie.
– Profitez de votre distraction, Monsieur, dit Agnès, si vous pouvez trouver quelque plaisir dans la jouissance dont elle a hâté le moment.
– Mais j’en jouirais bien davantage si je vous voyais partager avec nous ce raffinement de luxe.
– Oui, vous vous êtes servi du terme propre ; ce n’est en effet qu’un raffinement de luxe dont on peut aisément se passer : je vous remercie, Monsieur, je ne prends pas de thé.
– Vous êtes femme, et vous n’aimez pas le thé ? s’écria Lionel en riant.
– J’ignore l’effet que ce poison subtil peut produire chez vos dames anglaises, major Lincoln ; mais il n’est pas difficile à une fille de l’Amérique de s’interdire l’usage d’une herbe détestable, qui est une des causes des commotions qui vont peut-être bouleverser sa patrie et mettre ses parents en danger.
Lionel, qui n’avait voulu que s’excuser d’avoir pu manquer aux égards que tout homme bien né doit aux femmes, inclina la tête en silence, et se tournant d’un autre côte, il ne put s’empêcher de jeter les yeux, vers la table à thé, pour voir si les principes de l’autre jeune Américaine étaient aussi rigides que ceux de sa cousine. Cécile, penchée sur le plateau, jouait d’un air de négligence avec une cuillère d’un travail très-curieux, sur laquelle on avait voulu imiter une branche de l’arbuste dont les feuilles odorantes parfumaient le petit salon, tandis que la vapeur qui s’échappait de la théière placée devant elle formait un léger nuage autour de sa jolie tête, et lui donnait un air vraiment aérien.
– Vous au moins, miss Dynevor, dit Lionel, vous ne paraissez pas avoir d’aversion pour la plante dont vous respirez le parfum avec tant de plaisir.
L’air froid et presque fier qu’avait eu Cécile jusqu’alors avait entièrement disparu lorsqu’elle jeta les yeux sur lui, et elle lui répondit avec un ton de gaieté et de bonne humeur qui lui semblait beaucoup plus naturel :
– Je suis femme, et j’avoue ma faiblesse ; je crois que ce fut du thé qui tenta notre mère commune dans le paradis terrestre.
– Si ce que vous dites était prouvé, dit Agnès, il semblerait que l’artifice du serpent a récemment trouvé des imitateurs, quoique l’instrument de tentation ait un peu perdu de sa vertu.
– Comment le savez-vous ? reprit Lionel en riant, pour prolonger un badinage qui pouvait du moins servir à établir entre eux un peu de familiarité ; si Ève eût fermé l’oreille aux offres du serpent avec autant de soin que vous fermez la bouche lorsque je cherche à faire usage des mêmes armes, nous jouirions encore du bonheur promis à nos premiers parents.
– Oh ! Monsieur, ce breuvage tant vanté ne m’est pas aussi étranger que vous pourriez le supposer, car le port de Boston, comme dit Job Pray, n’est qu’une grosse théière{22}.
– Vous connaissez donc Job Pray, miss Danforth ? dit Lionel qui s’amusait beaucoup de sa vivacité.
– Certainement. Boston est si petit, et Job si utile, que tout le monde connaît l’idiot.
– Il appartient donc à une famille très-connue, car il m’a assuré lui-même qu’il n’y avait personne à Boston qui ne connût la vieille et bizarre Abigaïl sa mère.
– Vous ! s’écria Cécile de la voix douce et mélodieuse qui avait déjà frappé Lionel ; que pouvez-vous savoir du pauvre Job et de sa mère presque aussi malheureuse que lui ?
– Maintenant, Mesdames, je vous y prends, s’écria Lionel ; vous savez résister à la tentation que vous offre ce thé délicieux mais quelle femme peut résister à l’impulsion de sa curiosité ! Cependant, comme je ne veux pas me montrer cruel avec deux jolies cousines que je connais depuis si peu de temps, je leur avouerai que j’ai eu déjà une entrevue avec Mrs Pray.
Agnès allait répondre lorsqu’elle en fut empêchée par le bruit de quelque chose qui venait de tomber derrière elle ; elle se tourna et vit à terre les morceaux de la belle tasse de porcelaine que Mrs Lechmere venait de laisser tomber.
– Ma chère grand’maman se trouve mal ! s’écria Cécile en volant à son secours. Vite, Caton… Major Lincoln, hâtez-vous ; pour l’amour du ciel, avancez nous un verre d’eau… Agnès, donnez-moi vos sels.
Les aimables soins de la petite-fille de Mrs Lechmere n’étaient cependant pas aussi nécessaires qu’on aurait pu le croire d’abord à la vieille dame, qui repoussa doucement les sels, quoiqu’elle ne refusât pas le verre d’eau que Lionel lui offrait pour la seconde fois.
– Je crains que vous ne me preniez pour une vieille bien infirme et bien maussade, dit Mrs Lechmere dès qu’elle se trouva un peu mieux ; mais je crois que c’est ce thé dont on a tant parlé ce soir et dont je bois beaucoup, par excès de loyauté{23}, qui m’attaque les nerfs ; il faudra vraiment que je m’en prive comme mes filles, mais par un autre motif. Nous sommes habituées à nous retirer de bonne heure, major Lincoln ; mais vous êtes ici chez vous, et vous pouvez agir en toute liberté. Je réclame un peu d’indulgence pour mes soixante-dix ans, et je souhaite qu’une bonne nuit vous fasse oublier les fatigues du voyage. Caton aura soin qu’il ne vous manque rien.
Appuyée sur ses deux pupilles, la vieille dame se retira, laissant à Lionel l’entière jouissance du petit salon. Comme l’heure était assez avancée, et qu’il n’espérait pas voir revenir ses jeunes parentes, il demanda une lumière, et se fit conduire à l’appartement qui lui était destiné. Aussitôt que Meriton lui eut rendu les services qui, à cette époque, faisaient qu’un valet de chambre était indispensable à un gentilhomme, il le renvoya, et jouit du plaisir de s’étendre dans un bon lit.
Cependant tous les incidents de la journée le jetèrent dans une foule de pensées, qui pendant longtemps l’empêchèrent de trouver le repos qu’il cherchait. Après avoir fait de longues et tristes réflexions sur certains événements qui touchaient de trop près aux sentiments de son cœur, pour ne lui offrir qu’un souvenir passager, le jeune homme pensa à l’accueil qu’il avait reçu, et aux trois femmes qu’il venait de voir, pour ainsi dire, pour la première fois.
Il était évident quel Mrs Lechmere et sa petite-fille jouaient chacune leur rôle ; était-ce de concert ou non ? c’est ce qui restait à découvrir. Mais pour Agnès Danforth, Lionel, malgré toute sa subtilité, ne put découvrir en elle que des manières simples, franches, et même quelquefois un peu brusques, qu’elle devait à la nature et à l’éducation. Comme presque tous les jeunes gens qui viennent de faire connaissance avec deux femmes d’une beauté remarquable, il s’endormit en pensant à elles, et on ne sera pas étonné si nous ajoutons qu’avant le matin il avait rêvé qu’il se trouvait sur l’Avon de Bristol, qui l’avait conduit sur les bancs de Terre-Neuve, où il savourait un bol de punch préparé par les jolies mains de miss Danforth et auquel se mêlait le doux parfum du thé, tandis que Cécile Dynevor, debout derrière lui, avec toute la grâce d’une Hébé, le regardait en riant, et s’abandonnait à toute la gaieté folâtre de son âge.
CHAPITRE IV
Sur ma parole, voilà un homme bien nourri.
SHAKESPEARE. Le roi Henri IV.
Le soleil commençait à darder ses rayons sur le brouillard épais qui s’était répandu sur la surface de l’eau pendant la nuit, lorsque Lionel monta sur les hauteurs de Beacon-Hill pour jouir de la vue de son pays natal, au moment où il était éclairé par les premiers feux du jour. Les îles élevaient leurs têtes verdoyantes au-dessus du brouillard, et le vaste amphithéâtre de rochers qui entourait la baie était encore visible, quoique la vapeur se dessinât par intervalles le long des collines, tantôt cachant l’entrée d’une charmante vallée, tantôt serpentant en légers tourbillons autour d’un clocher élevé qui annonçait l’emplacement d’un village.
Quoique les habitants de la ville fussent éveillés et debout, cependant la solennité du jour et en même temps la situation des affaires contribuaient à entretenir un religieux silence, et l’on n’entendait ni ce bruit ni ce tumulte qui sont ordinaires dans les endroits très-peuplés. Les nuits froides d’avril, succédant à la chaleur du jour, avaient engendré un brouillard encore plus épais qu’à l’ordinaire, qui, s’élevant de la surface de l’eau et se glissant furtivement le long des terres pour s’unir aux vapeurs des rivières et des marais, dérobait, dans ses ondulations multipliées, la vue d’une grande partie de l’horizon.
Lionel, debout sur le bord de la plate-forme qui couronnait la colline, jouissait de ce délicieux spectacle.
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