Les maisons et les rochers, les tours et les vaisseaux, les lieux que reconnaissaient ses souvenirs, ceux qu’il avait oubliés, s’offraient successivement à ses yeux à mesure que le brouillard s’entr’ouvrait pour les lui laisser apercevoir. Cette scène, à qui ce changement continuel donnait une nouvelle vie, où tout était animé, semblait à son imagination charmée une sorte de panorama magique qui se déployait sous ses yeux pour son seul plaisir, et il se livrait aux plus douces illusions, lorsqu’il fut tiré de sa rêverie par le son d’une voix qui se fit entendre à peu de distance.
C’était un homme qui chantait sur un méchant air anglais quelques fragments d’une chanson, et, à la fin de chaque vers, il faisait une cadence nasale de l’effet le plus désagréable. Comme il s’interrompait à chaque instant, Lionel finit par saisir quelques paroles qui, répétées par intervalles, semblaient évidemment servir de refrain au reste de la chanson. Le lecteur pourra juger du genre et du style de ces couplets par ce refrain, qui peut servir d’échantillon pour toute la pièce :
Celui qui veut la liberté
Se met en campagne.
L’esclave entêté
Reste, et qu’est-ce qu’il y gagne ?
Il boit son poison de thé.
Lionel, après avoir écouté ce couplet expressif, suivit la direction de la voix jusqu’à ce qu’il eût rencontré Job Pray, qui était assis sur l’une des marches en bois qui conduisaient à la plateforme ; Job s’amusait à casser quelques noisettes sur le bord d’une planche, tandis qu’il consacrait les intervalles que sa bouche ne pouvait pas employer plus utilement à chanter les beaux vers que nous venons de citer.
– Comment donc, maître Pray, s’écria Lionel en l’apercevant, venez-vous chanter ici vos oraisons à la déesse de la liberté un dimanche matin, ou bien êtes-vous l’alouette{24} de la ville, et, faute d’ailes, êtes-vous venu sur cette éminence pour faire entendre de plus haut vos mélodieux accents ?
– Il n’y a pas de mal à chanter des airs de psaumes ou des chansons du continent, quelque jour que ce soit de la semaine, dit Job sans lever les yeux ni sans interrompre son travail ; Job ne sait pas ce que c’est que votre alouette ; mais si elle est de la ville, il faut bien qu’elle vienne sur les hauteurs, puisque les soldats occupent toute la plaine.
– Et quelle objection pouvez-vous faire à ce que les soldats occupent un coin de la plaine ?
– Ils affament les vaches, et alors elles ne donnent pas de lait ; l’herbe est nécessaire à ces pauvres bêtes quand vient le printemps.
– Mais, mon pauvre Job, les soldats ne mangent point le gazon, et vos amies herbivores de toutes les couleurs peuvent savourer la première offrande du printemps comme à l’ordinaire.
– Les vaches de Boston n’aiment pas l’herbe qui a été foulée aux pieds par les soldats anglais, dit Job d’un air sombre.
– En vérité ! c’est porter l’amour de la liberté jusqu’au raffinement, s’écria Lionel en éclatant de rire.
Job secoua la tête d’un air menaçant, et lui dit :
– Prenez garde que Ralph vous entende rien dire contre la liberté.
– Ralph ! Et qu’est-ce que Ralph, mon garçon ? est-ce votre génie ? Où le tenez-vous donc caché pour qu’il puisse entendre ce que je dis ?
– Il est là, dans le brouillard, dit Job en lui montrant du doigt le pied du fanal qu’entouraient des vapeurs épaisses, attirées sans doute par le grand poteau qui le supportait.
Lionel regarda quelques moments la colonne environnée de fumée sans rien distinguer ; enfin il aperçut, au milieu des ondulations vaporeuses, le vieillard qui avait été son compagnon de voyage ; il avait toujours les mêmes vêtements, et leur couleur grise était si bien en harmonie avec les brouillards, qu’elle donnait à son extérieur quelque chose d’aérien et de surnaturel. À mesure que les vapeurs dont il était entouré devenaient moins épaisses, Lionel put distinguer les regards rapides et inquiets qu’il lançait de tous côtés, et qui semblaient errer sur les objets les plus éloignés, comme si son œil perçait le voile qui était étendu devant la plus grande partie de la perspective.
Tandis que Lionel restait immobile à la même place, examinant cet être bizarre avec cette sorte de respect involontaire qu’il avait réussi à lui inspirer, le vieillard agitait la main d’un air d’impatience, comme s’il eût voulu dissiper les ténèbres dont il était enveloppé. Dans ce moment un rayon brillant du soleil se fit jour à travers le brouillard, et, dissipant la vapeur, jeta une clarté soudaine sur toute sa personne. L’expression dure et sévère de sa physionomie, son air hagard et inquiet changèrent au même instant ; un sourire doux et mélancolique se peignit sur tous ses traits et il appela à haute voix le jeune officier :
– Venez ici, Lionel Lincoln, venez au pied de ce fanal ; vous pourrez y recueillir des avertissements qui, si vous savez en profiter, vous guideront sain et sauf à travers bien des dangers.
– Je suis bien aise d’entendre le son de votre voix, dit Lionel en s’avançant de son côté ; vous paraissiez un être d’un autre monde, enveloppé dans ce manteau de vapeurs, et j’étais tenté de tomber à genoux et de demander votre bénédiction.
– Et ne suis-je pas en effet un être d’un autre monde ! Presque tout ce qui pouvait m’intéresser à la vie est déjà dans le tombeau, et je ne prolonge ici mon pèlerinage encore quelques instants que parce qu’il y a une grande œuvre à accomplir, qui ne saurait s’effectuer sans moi. Je vois l’autre monde, jeune homme, beaucoup plus clairement et plus distinctement que vous ne voyez ce tableau mouvant qui est à vos pieds. Là il n’y a point de brouillards pour arrêter la vue, point d’illusions de couleurs, point de prestige des sens.
– Vous êtes heureux, Monsieur, à l’extrême limite de la vie, d’avoir cette assurance. Mais je crains que votre détermination subite d’hier soir, de partager la demeure de cet idiot, ne vous ait exposé à bien des inconvénients.
– Cet enfant est un bon garçon, dit le vieillard en passant la main sur la tête de Job avec complaisance ; nous nous entendons l’un l’autre, major Lincoln ; cela dispense des compliments et rend les relations plus faciles.
– Il est un sujet sur lequel vous pensez de même ; je m’en suis déjà aperçu ; mais je crois que la ressemblance et la conformité d’opinion ne doivent pas aller plus loin.
– Les facultés de l’esprit dans son enfance et dans sa maturité sont à peu près les mêmes, reprit l’étranger. Le résultat de toutes les connaissances humaines n’est que de savoir à quel point nous sommes soumis à l’empire de nos passions ; et celui qui a appris par expérience à étouffer le volcan, et celui qui n’en a jamais éprouvé les feux, sont assurément des compagnons dignes l’un de l’autre.
Lionel baissa la tête en silence devant une opinion si humble et si modeste ; et, après une pause d’un moment, il changea de sujet.
– Le soleil commence à se faire sentir, dit-il au vieillard, et, lorsqu’il aura dissipé ces restes de vapeurs, nous reverrons ces lieux que chacun de nous a fréquentés dans son temps.
– Et, selon vous, les retrouverons-nous tels que nous les avons laissés ? ou bien verrons-nous l’étranger en possession des lieux de notre enfance ?
– Non pas l’étranger, certainement, car nous sommes les sujets d’un seul roi ; enfants de la même famille, nous avons un père commun.
– Je ne vous répondrai pas qu’il s’est montré père dénaturé, dit le vieillard avec calme ; celui qui occupe maintenant le trône d’Angleterre est moins blâmable que ses conseillers de l’oppression qu’on souffre sous son règne.
– Monsieur, interrompit Lionel, si vous vous permettez de semblables allusions à la personne de mon souverain, il faut que je vous quitte, car il sied mal à un officier anglais d’entendre parler aussi légèrement de son maître.
– Aussi légèrement ! répéta l’autre avec lenteur ; en effet, la légèreté est un défaut qui accompagne d’ordinaire des cheveux blancs et des membres usés par l’âge. Mais votre zèle inquiet vous induit en erreur. J’ai vécu dans l’atmosphère des rois, jeune homme, et je sais séparer l’individu de la politique de son gouvernement. C’est cette politique qui amènera la scission de ce grand empire, et qui privera George III de ce qui a été si souvent et si justement appelé le plus beau fleuron de sa couronne.
– Il faut nous séparer, Monsieur, dit Lionel ; les opinions que vous exprimiez si librement pendant la traversée roulaient sur des principes qui n’étaient pas en opposition directe avec notre constitution, et qu’on pouvait entendre non seulement sans répugnance, mais souvent même avec plaisir. Mais le langage que vous tenez aujourd’hui approche de la trahison.
– Allez donc, répondit l’étranger sans s’émouvoir ; descendez dans cette plaine avilie, et donnez ordre à vos mercenaires de venir me saisir. Ce ne sera que le sang d’un vieillard, mais il servira à engraisser la terre ; ou bien envoyez vos grenadiers impitoyables tourmenter leur victime avant que la hache fasse son devoir. Un homme qui a vécu aussi longtemps peut bien trouver quelques instants à donner aux bourreaux.
– Je pense, Monsieur, que vous auriez pu m’épargner de pareils reproches, dit Lionel.
– Eh bien oui ! et je fais plus encore, j’oublie mes cheveux blancs, et je demande pardon. Mais si, comme moi, vous aviez connu l’esclavage dans ce qu’il a de plus horrible, vous sauriez apprécier l’inestimable bienfait de la liberté.
– Est-ce que, pendant le cours de vos voyages, vous auriez connu l’esclavage autrement que dans ce que vous appelez la violation des principes ?
– Si je l’ai connu ! s’écria l’étranger en souriant avec amertume ; je l’ai connu comme un homme ne devait jamais le connaître, de corps et d’esprit ; j’ai vécu des jours, des mois, des années même, entendant d’autres hommes exposer froidement mes besoins, les voyant mesurer la faible ration nécessaire à ma subsistance, les entendant s’arroger le droit d’apprécier les souffrances que moi seul éprouvais, et de contrôler jusqu’à l’expression de mes douleurs, seule consolation que Dieu m’eût laissée.
– Pour avoir souffert une pareille servitude, il faut que vous soyez tombé entre les mains de barbares infidèles.
– Oui, jeune homme, vous les qualifiez comme il faut ; ils méritent bien en effet ces épithètes : infidèles, qui reniaient les préceptes de notre divin Rédempteur ! barbares, qui traitaient comme une bête brute un être ayant une âme, et doué de raison comme eux !
– Pourquoi n’êtes-vous pas venu à Boston, s’écria Job, dire tout cela au peuple dans Funnel-Hall ? cela ne se serait point passé ainsi.
– Enfant, je suis venu à Boston mainte et mainte fois en pensée, et l’appel que je faisais à mes concitoyens aurait ému jusqu’aux murs de l’antique Fanueil, s’il avait pu être proféré dans son enceinte ; mais c’était en vain : ils avaient la puissance, et, comme des démons, ou plutôt comme de misérables humains, ils en abusaient.
Lionel, vivement ému, se préparait à répondre d’une manière convenable, lorsqu’il s’entendit appeler à haute voix, comme si celui qui parlait gravissait l’autre côté de l’éminence. Dès que la voix eut frappé son oreille, le vieillard, qui était assis au pied du fanal, se leva tout à coup, et, suivi de Job, il s’éloigna avec une rapidité surprenante : le brouillard qui environnait encore les flancs du rocher les eut bientôt dérobés l’un et l’autre aux regards.
– Vous voilà donc enfin, Lionel, s’écria le nouveau-venu en paraissant sur la hauteur ; ma foi, si vous tenez du lion par le nom, vous tenez du daim pour l’agilité : que diable venez-vous faire si matin au milieu des nuages ? Il faudrait vraiment avoir été dressé à Newmarket{25} pour escalader un pareil précipice. Mais Lionel, mon cher camarade, je suis charmé de vous voir ; nous savions que vous étiez attendu par le premier vaisseau, et, en revenant ce matin de la parade, j’ai rencontré deux coquins de valets portant la livrée verte de Lincoln{26}, et conduisant chacun un cheval en laisse. Par ma foi ! soit dit en passant, l’un de ces chevaux m’aurait fort bien convenu pour gravir ce maudit rocher ; mais n’en parlons plus. Vous jugez bien que j’ai reconnu la livrée au premier coup d’œil ; quant aux chevaux, j’espère faire bientôt avec eux plus ample connaissance. Dites-moi, mon ami, dis-je en m’adressant à l’un de ces marauds en livrée, qui servez-vous ? – Le major Lincoln de Ravenscliffe, Monsieur, répondit-il d’un air aussi impudent que s’il eût pu dire, comme vous et moi : – Nous servons Sa Majesté. Voilà pourtant le ton que prennent les domestiques de ces gens qui ont dix mille livres sterling de rente. Qu’on fasse une pareille question à mon fripon de valet, il se contentera de répondre : – Le capitaine Polwarth du 47e ; et le traître se gardera bien d’ajouter, quand le questionneur serait une jolie fille qui aurait pris du goût pour ma personne, qu’il existe au monde un endroit qui se nomme Polwarth-Hall.
Pendant ce discours, prononcé avec une volubilité qui ne fut interrompue que par les efforts que fit le harangueur pour reprendre haleine, qu’il avait perdue en montant, Lionel serra cordialement la main de son ami, et il essaya inutilement de lui exprimer le plaisir qu’il avait à le revoir. Enfin la respiration, qui était le côté faible du capitaine Polwarth, étant venue à lui manquer entièrement, force lui fut de s’arrêter quelques minutes, et de laisser à Lionel le temps de placer sa réponse.
– Cette colline est le dernier endroit où je me serais attendu à vous rencontrer, dit celui-ci ; j’étais bien persuadé que vous ne bougiez jamais de votre chambre, je pourrais dire de votre lit, avant neuf ou dix heures, et mon intention était de m’informer alors de votre adresse, et de passer chez vous avant d’aller présenter mes respects au commandant en chef.
– Ah ! c’est une faveur spéciale dont vous pouvez remercier Son Excellence l’honorable Thomas Gage, gouverneur en chef de toute la province de la baie de Massachusetts, vice-amiral, etc., etc., comme il s’intitule dans ses proclamations, quoique, entre nous, il gouverne autant la province qu’il est maître de ces chevaux que vous venez de débarquer.
– Mais pourquoi dois-je le remercier de cette rencontre imprévue ?
– Ah ! pourquoi ? Eh bien ! regardez autour de vous, et dites moi ce que vous voyez… ; rien que du brouillard, n’est-ce pas ? – Si fait pourtant, j’aperçois de ce côté la pointe d’un clocher, et là-bas la mer toute fumante, et ici, sous nos pieds, les cheminées de la maison d’Hancock, qui fument aussi, comme si le rebelle à qui elle appartient était chez lui et qu’il préparât son déjeuner. Bref, tout ce qu’on découvre sent essentiellement la fumée, et vous savez que nous autres épicuriens ce n’est pas de fumée que nous aimons à nous repaître. Fi ! nous l’avons en horreur. La nature veut aussi qu’un homme qui est obligé de traîner toute la journée un corps aussi rebondi que celui de votre humble serviteur n’interrompe pas trop brusquement son sommeil le matin. Eh bien ! l’honorable Thomas, gouverneur, vice-amiral, etc., etc., nous a donné ordre d’être sous les armes au lever du soleil, officiers aussi bien que soldats.
– Il n’y a assurément là rien de très-pénible pour un militaire, reprit Lionel ; et d’ailleurs il me semble que ce régime vous convient merveilleusement.
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