Loin de la foule déchaînée

 

Thomas Hardy

 

 

Loin de la foule déchaînée

 

Traduction de Thierry Gillybœuf

 

 

 

 

Éditions Sillage


 

 

Titre original :

 

Far from the Madding Crowd

 

© Editions Sillage, 2011, pour la traduction et l’appareil critique.

 

ISBN : 978-2-916266-80-0

 

Conception graphique : Laëtitia Loas.

Editions Sillage

17, rue Linné

75005 Paris

http://www.editions-sillage.com


Table des matières

Préface de l’auteur 5

Chapitre I 7

Chapitre II 11

Chapitre III 16

Chapitre IV 21

Chapitre V 27

Chapitre VI 30

Chapitre VII 36

Chapitre VIII 39

Chapitre IX 50

Chapitre X 54

Chapitre XI 59

Chapitre XII 62

Chapitre XIII 65

Chapitre XIV 68

Chapitre XV 71

Chapitre XVI 78

Chapitre XVII 80

Chapitre XVIII 82

Chapitre XIX 85

Chapitre XX 89

Chapitre XXI 93

Chapitre XXII 97

Chapitre XXIII 103

Chapitre XXIV 108

Chapitre XXV 112

Chapitre XXVI 114

Chapitre XXVII 120

Chapitre XXVIII 123

Chapitre XXIX 127

Chapitre XXX 132

Chapitre XXXI 135

Chapitre XXXII 141

Chapitre XXXIII 147

Chapitre XXXIV 152

Chapitre XXXV 159

Chapitre XXXVI 162

Chapitre XXXVII 167

Chapitre XXXVIII 172

Chapitre XXXIX 175

Chapitre XL 178

Chapitre XLI 183

Chapitre XLII 190

Chapitre XLIII 197

Chapitre XLIV 203

Chapitre XLV 208

Chapitre XLVI 211

Chapitre XLVII 216

Chapitre XLVIII 218

Chapitre XLIX 221

Chapitre L 225

Chapitre LI 233

Chapitre LII 238

Chapitre LIII 245

Chapitre LIV 252

Chapitre LV 255

Chapitre LVI 258

Chapitre LVII 264

Repères Chronologiques 268

Repères Bibliographiques 270


 

Loin de la foule déchaînée

 

Préface de l’auteur[1]

 

 

Au moment de réimprimer cet ouvrage me revient à l’esprit que c’est dans les chapitres de Loin de la foule déchaînée, alors publiés par livraisons mensuelles dans un magazine populaire, que je me suis pour la première fois risqué à utiliser le nom de « Wessex ». Il était tiré d’une histoire des premiers temps de l’Angleterre, mais je lui donnai une signification fictive, en l’attribuant à la région qui le portait jadis dans ce royaume aujourd’hui disparu[2]. La série de romans que je projetai d’écrire appartenant essentiellement au genre que l’on appelle local, il me semblait utile de leur donner une quelconque définition territoriale afin de leur conférer une unité de lieu. Me rendant bien compte que l’espace offert par un unique comté ne m’offrirait pas la latitude nécessaire pour atteindre mon objectif et que des voix s’élèveraient contre l’utilisation d’un nom fictif, je me décidai alors à exhumer ce nom ancien. La presse et le public eurent l’amabilité de faire bon accueil à ce dessein fantasque, et me suivirent de bon cœur dans cet anachronisme consistant à imaginer une population du Wessex vivant à l’époque de la Reine Victoria : un Wessex moderne, avec ses chemins de fer, son « penny post », ses machines à faucher et à labourer, ses foyers de travailleurs, ses allumettes, ses ouvriers lettrés et ses enfants allant à l’école publique. Cependant, je ne crois pas me tromper en affirmant que, jusqu’à ce que le présent roman fasse mention de ce Wessex contemporain en 1874, personne n’avait eu vent de son existence, et que les expressions « un paysan du Wessex » ou « une coutume du Wessex » n’étaient pas utilisées pour décrire une réalité plus tardive que celle de la conquête normande.

Je n’avais pas prévu que l’on remettrait cette expression en usage hors des chapitres de mes chroniques. Mais elle a très vite été utilisée ailleurs comme une terminologie locale. Le premier à l’avoir fait a été feu l’Examiner, qui, dans son édition datée du 15 juillet 1876, intitula l’un de ses articles : « Le Laboureur du Wessex », article qui s’avéra ne pas être une dissertation sur la vie agricole durant l’Heptarchie[3], mais une réflexion sur le paysan moderne des comtés du sud-ouest et la façon dont il est présenté dans ces histoires.

Depuis lors, cette appellation que je pensais réserver aux horizons et aux paysages d’une contrée décrite de façon réaliste, est devenue de plus en plus populaire comme définition pratique, et le pays imaginaire s’est, petit à petit, cristallisé en une région où les gens peuvent se rendre, élire domicile et d’où ils peuvent écrire aux journaux. Mais je demande aux lecteurs bienveillants de bien vouloir oublier tout cela et de refuser fermement de croire qu’il puisse exister des habitants du Wessex victorien ailleurs que dans les pages de ce livre et de ceux où on les a d’abord découverts.

En outre, il serait sans doute très difficile pour l’explorateur de reconnaître le village de Weatherbury, où se déroulent la plupart des scènes de cette histoire, dans un endroit existant aujourd’hui. Il est vrai qu’à l’époque finalement assez récente à laquelle ce récit a été écrit, on aurait pu assez facilement retrouver dans la réalité les descriptions des décors et des personnages. Par le plus heureux des hasards, l’église reste intacte et n’a pas été restaurée, et il en est de même de quelques vieilles demeures, mais l’ancienne malterie, qui était autrefois si typique de la paroisse, a été rasée au cours de ces vingt dernières années, ainsi que les cottages avec lucarnes et toit de chaume qui étaient jadis de belles propriétés. Le jeu de la balle au prisonnier, qui semblait bénéficier, il n’y pas si longtemps, d’une vitalité pérenne près des hangars à l’abandon, pourrait bien, pour ce que je puis en juger, être totalement inconnu de la nouvelle génération d’écoliers. La pratique de la divination au moyen de la Bible et d’une clef, l’importance accordée aux cartes de la Saint-Valentin, le repas de la tonte et la fête de la moisson ont, eux aussi, pratiquement disparu dans le sillage des vieilles demeures, et l’on dit qu’avec eux s’est évanoui peu ou prou ce penchant pour la boisson qui fit un moment la renommée du village. Le changement le plus radical a été le récent remplacement de la classe des fermiers sédentaires, qui véhiculaient les traditions et l’humour locaux, par une population de laboureurs plus ou moins migratoires, qui a entraîné une rupture dans la continuité de l’histoire locale, plus fatale que tout le reste à la préservation des légendes, du folklore, de relations sociales étroites et d’individualités excentriques. Car la condition indispensable à leur existence était l’attachement à une terre en particulier, de génération en génération.

 

T. H.

 

Février 1895


 

 

Chapitre I

Description du fermier Oak - Un incident

 

 

Quand le fermier Oak souriait, les commissures de ses lèvres touchaient presque ses oreilles, ses yeux se plissaient jusqu’à ne plus former que deux fentes et un faisceau de rides apparaissait autour d’eux, qui dessinait sur son visage comme les rayons d’un soleil levant sur un croquis rudimentaire.

Il avait pour prénom Gabriel. Durant la semaine, c’était un jeune homme au jugement sain, équilibré, proprement vêtu et, d’une manière générale, doté d’un bon caractère. Le dimanche, c’était un homme perdu dans des abîmes de perplexité, plutôt enclin à la procrastination, gêné par son costume et son parapluie. L’un dans l’autre, il avait le sentiment d’occuper moralement cet immense espace intermédiaire de la neutralité laodicéenne[4] qui se situe entre les ouailles qui vont communier et la section des ivrognes - autrement dit, il se rendait à l’église, mais bâillait en catimini au moment où la congrégation arrivait au credo de Nicée, et se demandait ce qu’il y aurait à déjeuner quand il était censé écouter le sermon. Pour définir son caractère sur l’échelle de l’opinion publique, il passait pour quelqu’un de méchant quand ses amis et ses détracteurs étaient mal lunés, mais pour quelqu’un de bien s’ils étaient de bonne humeur. S’ils n’étaient ni l’un ni l’autre, il donnait l’impression d’un homme dont la couleur morale était une sorte de poivre et sel.

Etant donné qu’il y a six fois plus de jours ouvrables que de dimanches, le portrait d’Oak dans ses vieux habits de travail est celui qui lui correspond le mieux - c’était la représentation mentale que s’en étaient fait ses voisins, l’imaginant toujours ainsi vêtu. Il portait un chapeau de feutre, bas de forme, solidement fiché sur la tête pour se prévenir des assauts du vent, et un manteau semblable à celui du docteur Johnson. Ses jambes étaient engoncées dans des guêtres en cuir ordinaire et des bottes exagérément grandes, qui ménageaient pour chaque pied un espace tel que leur propriétaire pouvait se permettre de rester toute une journée dans la rivière sans ressentir la moindre humidité - l’artisan qui les avait fabriquées était un homme consciencieux, qui s’était efforcé de compenser chacun des défauts de la coupe par de grandes dimensions et une solidité à toute épreuve.

M. Oak transportait sur lui, en guise de montre, ce que l’on pourrait qualifier de petite horloge d’argent, c’est-à-dire que c’était une montre au regard de la forme et de l’intention, et une petite horloge quant à sa taille. Cet instrument, plus vénérable encore que le propre grand-père d’Oak, avait la particularité de fonctionner trop vite ou pas du tout. En outre, il arrivait parfois que la petite aiguille glissât autour du pivot et que, du coup, les minutes soient indiquées avec précision sans qu’il fut toutefois possible de dire avec certitude à quelle heure les rattacher. Oak remédiait aux arrêts intempestifs de sa montre par des coups et des secousses, et il échappait aux conséquences désastreuses des deux autres défauts en observant sans cesse la position du soleil et des étoiles et en collant son nez aux fenêtres de ses voisins, jusqu’à ce qu’il puisse discerner l’heure indiquée par le cadran vert de la pendule. Il convient d’ajouter que le gousset d’Oak étant difficile d’accès - parce que situé au niveau de la ceinture de son pantalon (qui lui-même était remonté bien haut sous son gilet) - la montre ne pouvait être extraite qu’en penchant le corps d’un côté, en pinçant les lèvres, le visage congestionné comme une grosse masse de chair rubiconde en raison de l’effort fourni, et en tirant la montre par sa chaîne, comme un seau d’un puits.

Certaines personnes sérieuses, qui l’auraient vu traverser à pied l’un de ses champs par une matinée de décembre - ensoleillée et excessivement douce -, auraient sans doute considéré Gabriel Oak sous un aspect différent. On remarquait sur son visage que les couleurs et les lignes de la jeunesse étaient restées à l’âge mûr ; il subsistait même encore par endroits quelque chose de ses traits enfantins. Sa taille et sa corpulence auraient suffi à rendre sa présence imposante, s’il avait su les mettre en valeur. Mais, tant à la ville qu’à la campagne, il est des hommes pour qui l’esprit entre davantage en jeu que la chair et le muscle et qui, dans leur attitude, s’emploient à les diminuer. Habité par une modestie sereine digne d’une vestale, qui semblait sans cesse lui rappeler qu’il n’avait pas droit à une grande place en ce monde, Oak marchait sans la moindre arrogance, légèrement courbé, les épaules rentrées. On peut dire qu’un individu est bien imparfait si sa valeur dépend davantage de son apparence que de sa capacité à porter beau, ce qui n’était pas le cas d’Oak.

Il venait juste d’arriver à cet âge de la vie où le mot « jeune » cesse d’être le préfixe d’« homme », quand on parle de quelqu’un.