Il était à la période la plus brillante de la croissance
masculine, car son intelligence et ses émotions étaient clairement séparées :
il avait passé l’âge de l’impulsivité où l’influence de la jeunesse les mélange
aveuglément, et il n’était pas encore arrivé à celui des préjugés, où ils sont
à nouveau réunis sous l’influence d’une épouse et d’une famille. En bref, il
avait vingt-huit ans et était célibataire.
Le champ pentu dans lequel il se
trouvait ce matin-là montait jusqu’à une butte appelée Norcombe Hill. A
travers un contrefort de cette colline courait la grande route entre Emminster
et Chalk-Newton. En regardant par
inadvertance au-dessus de la haie, Oak vit devant lui, en train de descendre la
côte, un chariot à ressorts d’apparat, peint en jaune vif et tiré par deux
chevaux. Le conducteur marchait à côté et tenait un fouet perpendiculaire à
son bras. Le chariot était chargé d’ustensiles de ménage, de jardinières et,
trônant sur l’ensemble, se trouvait une jeune femme charmante. Gabriel n’avait
pas remarqué ce spectacle depuis trente secondes que l’attelage marqua un arrêt
juste sous ses yeux.
Le conducteur déclara :
- Le layon du chariot est parti,
Miss.
- Alors c’est lui que j’ai
entendu tomber, répondit la jeune fille, de sa voix douce mais pas le moins du
monde feutrée. J’ai entendu un bruit que je ne suis pas parvenue à identifier
quand nous avons gravi la colline.
- Je vais aller voir.
- Faites, répondit-elle.
Les chevaux, de bonne
composition, se tenaient tranquilles, et les pas du conducteur s’estompèrent au
loin.
La jeune fille assise au sommet
du chargement resta immobile, entourée de tables et de chaises renversées, le
dos appuyé à un banc de chêne. A ses
pieds se trouvaient des pots de géranium, de myrte et de cactus ainsi qu’un
canari en cage - qui provenaient sans doute tous des fenêtres de la maison
qu’ils venaient de quitter. Il y avait aussi un chat dans un panier d’osier
qui, par le couvercle entrouvert, les yeux mi-clos, observait et surveillait
affectueusement les petits oiseaux.
La jolie jeune fille attendit un
moment sans bouger de sa place, et le seul bruit qu’on entendît était celui du
canari qui sautillait de perchoir en perchoir dans sa prison. Puis elle regarda
attentivement à ses pieds. Son attention ne se portait pas sur l’oiseau ni sur
le chat, mais sur un paquet oblong emballé dans du papier, placé entre eux.
Elle se retourna pour regarder si le conducteur revenait. Il n’était pas encore
en vue et ses yeux vinrent à nouveau se poser sur le paquet, ses pensées
semblant se concentrer sur ce qu’il y avait à l’intérieur. Elle finit par
l’attirer à elle, le mettre sur ses genoux et défaire le papier qui l’entourait
: elle en sortit un petit face-à-main dans lequel elle se contempla
attentivement. Elle écarta les lèvres et sourit.
C’était une belle matinée ; le
soleil donnait une teinte écarlate à la jaquette pourpre qu’elle portait et de
doux reflets à son minois et à sa noire chevelure. Le myrte, les géraniums et
les cactus qui l’entouraient étaient verdoyants et fleuris, et en cette saison
de l’année où les arbres perdaient leur feuillage, ils donnaient aux chevaux,
au chariot, au mobilier et à la jeune fille un charme vernal tout particulier.
Pourquoi s’abandonnait-elle ainsi aux regards des moineaux, des merles et du
fermier invisible à ses yeux qui étaient ses seuls spectateurs, nul ne le sait
- minaudait-elle pour mettre à l’épreuve ses talents dans cet art ? Toujours
est-il qu’elle éclata d’un franc sourire. Elle rougit et, voyant son reflet
rougir, elle rougit davantage.
Parce que ce geste oisif n’était
pas fait dans son cadre habituel - un cabinet de toilette à l’heure de sortir
- il y avait en lui quelque chose de nouveau qu’intrinsèquement il ne possédait
pas. Le tableau était charmant. Le péché mignon de la jeune femme s’était
affiché à la lumière du soleil, qui lui conférait une originalité toute neuve.
Quoiqu’il fut enclin à la mansuétude,
Gabriel Oak ne put s’empêcher de tirer des conclusions sarcastiques de la scène
à laquelle il assistait. Elle n’avait absolument pas besoin de se contempler
dans la glace. Elle n’avait pas rajusté son chapeau, ne s’était pas recoiffée,
n’avait pas lissé ses traits, et elle n’avait rien fait qui eût pu laisser
entendre que telle était son intention en s’emparant du miroir. Elle ne faisait
que s’admirer comme un chef-d’œuvre féminin de la Nature, ses pensées semblant
se perdre dans des saynètes où des galants jouaient leur rôle - visions de
possibles triomphes - et le sourire pouvait suggérer aussi bien des cœurs
brisés que conquis. Mais ce n’était là qu’hypothèses, et il y avait dans les
mouvements de la jeune femme tant de nonchalance qu’il aurait semblé téméraire
de lui prêter de telles réflexions.
On entendit bientôt les pas du
conducteur qui s’en revenait. Elle remit le miroir dans son papier et reposa le
tout à sa place.
Quand le chariot fut passé, Gabriel quitta son poste d’observation
et, descendant sur la route, il suivit le véhicule jusqu’à la barrière de
péage, au pied de la colline, où l’objet de sa contemplation était à présent
arrêté pour s’acquitter de son droit de passage. Une vingtaine de pas le
séparaient encore de la barrière quand il entendit éclater une dispute. C’était
un différend pour deux pennies entre les personnes qui accompagnaient le
chariot et le préposé au péage.
- La nièce de M’dame est assise au sommet du chargement, et
elle dit que je vous ai donné bien assez, espèce de vieux grigou, et qu’elle ne
paiera rien de plus.
Telles étaient les paroles du
charretier.
- Très bien ! Alors la nièce de
M’dame ne passera pas, rétorqua le préposé
au barrage, en refermant la barrière.
Oak observa, songeur, les deux
parties en conflit. Cette somme de deux pennies était particulièrement
dérisoire. Trois pennies représentaient une valeur financière plus définie -
cela constituait un préjudice significatif sur une journée de travail et,
partant, offrait matière à marchandage ; mais deux pennies !...
- Voilà, déclara-t-il en
rejoignant le groupe et en tendant deux pennies au préposé, laissez passer la
jeune dame.
Il leva les yeux vers elle ; elle
avait entendu ce qu’il venait de dire et le toisa.
Les traits de Gabriel se
trouvaient exactement à mi-chemin entre la beauté de Saint Jean et la laideur
de Judas l’Iscariote, tels qu’ils
étaient représentés sur un vitrail de l’église où il allait à l’office, au
point qu’il n’y avait rien dans sa physionomie qui eût pu être jugé digne
d’attention ou d’intérêt. C’est d’ailleurs ce que semblait penser la jeune
femme à la jaquette rouge et aux cheveux noirs, car elle lui décocha un coup
d’œil distrait et ordonna à son conducteur de se remettre en route. Elle aurait
au moins pu remercier Gabriel, mais elle n’en fit
rien et sans doute n’en avait-elle pas l’intention, car en obtenant ainsi son
passage il lui avait fait perdre un peu de sa superbe, et nous savons quel
accueil les femmes réservent à ce genre de service.
Le préposé au péage regarda
s’éloigner le véhicule.
- C’est un joli brin de fille,
dit-il à Gabriel.
- Mais elle a des défauts,
répondit ce dernier.
- Bien dit, fermier.
- Et le plus grand, comme
toujours, c’est...
- De marchander, pas vrai ?
- Oh non !
- Alors lequel ?
Gabriel, sans doute un peu piqué
au vif par l’indifférence de l’accorte voyageuse, jeta un coup d’œil à la haie
d’où il avait assisté à toute la scène, et lâcha :
- La vanité.
Chapitre II
Nuit - Le troupeau –
Un intérieur - Un autre intérieur
Il était près de minuit en cette
veille de la Saint-Thomas, la journée
la plus courte de l’année. Un vent pénétrant soufflait du nord sur la colline
où Oak avait observé, quelques jours plus tôt, le chariot jaune et ses
occupants.
Norcombe Hill - pas très loin de Toller-Down, situé à l’écart - était l’un de
ces endroits qui suggèrent au passant qu’il se trouve en présence de la forme
approchant le plus sur terre de l’indestructible.
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