C’était une convexité sans
caractère, composée de marne et de boue - un spécimen ordinaire de ces
protubérances aux contours lisses, dressées sur le globe terrestre, et qui
peuvent rester immuables après que les éléments se sont déchaînés, quand des
sommets beaucoup plus élevés et de vertigineux précipices de granit se sont
effondrés.
La colline était recouverte sur
le versant nord d’une plantation de vieux hêtres décrépits, dont la cime
dessinait une ligne incurvée qui se découpait sur la crête en s’effrangeant
dans le ciel, comme une crinière. Ce soir-là,
les arbres abritaient le versant sud des bourrasques les plus violentes ; elles
fouettaient les troncs avec un bruit évoquant un grommellement ou bien s’engouffraient
dans les branches en une plainte étouffée. Les feuilles sèches dans le fossé
s’élevaient et tourbillonnaient sous l’effet du même vent, un souffle d’air
venant de temps à autre en emporter un petit groupe et les éparpiller sur
l’herbe. Quelques-unes étaient restées accrochées aux branches jusqu’au cœur de
cet hiver et, en tombant, heurtaient légèrement les troncs.
Entre cette colline à demi boisée
et le vague horizon immobile qu’esquissait son sommet s’étendait une bande
mystérieuse d’ombre insondable - d’où s’échappaient des sons qui suggéraient
que ce qu’elle abritait ressemblait peu ou prou à ce qui l’entourait. Les brins
d’herbe recouvrant plus ou moins la colline recevaient indifféremment les
assauts du vent, quelle que fut sa
puissance ou sa nature - tantôt les plaquant au sol,
tantôt les gonflant d’un souffle glacial, tantôt les effleurant comme un balai
délicat. La créature humaine était instinctivement portée à rester immobile et
silencieuse, à écouter et à découvrir que les arbres sur la droite et sur la
gauche mugissaient ou chantaient avec les cadences antiphoniques d’un chœur de
cathédrale, que les haies et d’autres reliefs sous le vent attrapaient la
mélodie au vol, la réduisaient à un sanglot, la bourrasque fonçant ensuite
vers le sud sans qu’on ne l’entendît plus souffler.
Le ciel était dégagé -
remarquablement dégagé - et le scintillement des étoiles ressemblait aux
battements d’un seul et même être, rythmés par un même pouls. L’Etoile polaire était exactement orientée dans
le sens du vent ; depuis ce soir-là, la
Grande Ourse avait tourné autour d’elle en direction de l’est, jusqu’à former
un angle droit avec le méridien. On constatait vraiment ici une différence
dans la coloration des étoiles - plus souvent théorique que visible en
Angleterre. L’éclat souverain de Sirius
aveuglait par ses étincellements
d’acier, l’étoile baptisée Capella était jaune ; d’Aldébaran et de Bételgeuse
émanait une lueur rouge vif.
Pour les personnes demeurées
seules sur une colline par une nuit aussi claire que celle-ci, la rotation de
la planète vers l’est est presque un mouvement palpable. Cette sensation peut
être due à la course panoramique des étoiles au-dessus des objets terrestres,
qui devient perceptible au bout de quelques minutes d’immobilité, à moins
qu’elle naisse de ce que la colline offre un meilleur point de vue sur le
firmament, ou bien du vent ou de la solitude ; toujours est-il que, quelle
qu’en soit la raison, l’impression d’une course dans le ciel est bien réelle et
permanente. On parle beaucoup de la poésie du mouvement. Pour apprécier la forme
épique de ce plaisir, il est nécessaire de rester sur une colline au beau
milieu de la nuit: après s’être laissé gagner par le sentiment de la différence
vous séparant de la masse de l’humanité civilisée qui, emmitouflée dans ses
rêves, dédaigne à cette heure de la nuit tous ces phénomènes, on peut se
regarder longuement et calmement évoluer en majesté au milieu des étoiles.
Suite à une telle opération de reconnaissance nocturne, il est difficile de
redescendre sur terre et de croire que la conscience d’un mouvement si solennel
est liée à une minuscule silhouette humaine.
Soudain, une succession de bruits
inattendus commença à se faire entendre sur la hauteur. Ils avaient une netteté
qui ne se retrouve pas dans les sifflements du vent et un enchaînement rien
moins que naturel. C’étaient les notes de la flûte du fermier Oak.
La mélodie ne flottait pas
librement dans l’air : elle semblait quelque peu étouffée et elle était trop
faible pour se propager. Elle provenait d’une petite masse sombre sous la haie
- une cabane de berger - dont il eût été bien impossible, en cet instant, pour
une personne non initiée, de deviner l’utilité ou la destination.
On eût dit une petite Arche de
Noé sur un Mont Ararat en miniature. Du moins avait-elle la silhouette
traditionnelle et la forme générale de l’Arche construite par les marchands de
jouets selon un modèle approximatif - et, partant, cette image était solidement
ancrée dans l’imaginaire humain, parce qu’elle comptait parmi les premières à
s’être imprimées en lui. La cabane était posée sur de petites roues, qui
soulevaient son plancher à environ un pied au-dessus du sol. Les cabanes de ce genre sont tirées jusque
dans les champs quand vient la saison des agnelages, pour abriter le berger
pendant ses veilles.
Il n’y avait pas longtemps que
les gens avaient commencé à appeler Gabriel le « fermier Oak ». Au cours des
douze mois précédents, il était parvenu, grâce à des efforts soutenus et à son
grand courage, à affermer la petite bergerie dont dépendait Norcombe Hill, et à y mettre deux cents moutons.
Auparavant, il avait été régisseur durant une brève période, encore auparavant,
un simple berger, ayant depuis sa plus tendre enfance assisté son père dans la
garde des troupeaux de grands propriétaires, jusqu’à ce que le vieux Gabriel
goûte au repos éternel.
Se lancer seul et sans aide à la
tête d’une affaire - et ne plus être un simple valet de ferme - avec un
troupeau qui n’avait pas encore été remboursé, s’avéra une situation difficile
pour Gabriel Oak, et il en avait parfaitement conscience. En premier lieu, il
fit se reproduire ses brebis. Connaissant bien les moutons depuis sa jeunesse,
il jugea plus sage de ne pas les confier à ce moment-là à un stipendiaire ou un novice.
Le vent continuait de frapper les
flancs de la cabane, mais la flûte se tut. Un rectangle de lumière apparut sur
un des côtés de l’habitation et dans l’ouverture se dessina la silhouette du
fermier Oak. Tenant une lanterne à la main, il referma la porte derrière lui,
fit quelques pas dehors et s’affaira dans cette partie du champ pendant une
petite vingtaine de minutes, la lumière de la lanterne apparaissant et
disparaissant çà et là, l’éclairant ou le laissant dans l’obscurité selon
qu’il se trouvait devant ou derrière elle.
Bien qu’ils fussent animés par
une énergie tranquille, les mouvements d’Oak étaient lents et leur
circonspection s’accordait bien avec son occupation. La justesse étant le
fondement de la beauté, personne ne pouvait nier que ses gestes sûrs et ses
allées et venues au milieu du troupeau possédaient une certaine grâce.
Cependant, quoiqu’il fût capable d’agir ou de penser, si cela s’avérait
nécessaire, avec l’impétuosité qui devient comme une seconde nature pour les
citadins, ses forces morales, physiques et mentales étaient statiques, ne le
portant guère à adopter ces manières d’être.
Un examen approfondi du terrain,
même à la blême lumière des étoiles, révélait que le fermier Oak s’était
approprié une partie de ce qu’on aurait un peu vite qualifié de versant inculte
pour son grand projet d’hiver. Des claies recouvertes de chaume étaient fichées
dans le sol en divers endroits ; entre
et sous elles, les formes blanchâtres des douces brebis évoluaient dans un
bruissement. Le tintement des clochettes, qui s’était tu durant l’absence
d’Oak, se fit de nouveau entendre, plus feutré que franc, à cause de la laine
qui s’était épaissie. Il dura jusqu’à ce qu’Oak quitte son troupeau. Il rentra
dans sa cabane, emportant dans ses bras un agneau qui venait de naître, ou
plutôt quatre pattes assez grosses pour appartenir à un mouton adulte, unies
par ce qui ressemblait à une insignifiante membrane ne pesant que la moitié
des quatre pattes réunies, constituant en cet instant le corps tout entier de
l’animal.
Il posa la petite boule vivante
sur un bouchon de paille, devant le petit fourneau où mitonnait un bidon de
lait. Oak éteignit la lanterne en soufflant dessus puis en pinçant le lumignon,
la chaumine étant éclairée par une
bougie suspendue à un fil de fer entortillé. Une couche assez dure de quelques
sacs de blé jetés à même le sol
recouvrait la moitié du plancher de cette petite habitation.
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