Elle semblait grande, mais le seau était petit
et la haie très basse ; partant, ces éléments de comparaison rendaient une
erreur possible et elle pouvait fort bien avoir la taille qui sied aux belles
femmes. Ses traits étaient sévères et réguliers. Ceux qui vont dans les
campagnes anglaises à la recherche de la beauté auront pu observer qu’un visage
aux traits classiques va rarement de pair avec une silhouette classique, et
qu’il s’accorde généralement mal avec le reste ; ils auront aussi remarqué
qu’une silhouette gracieuse et bien proportionnée s’accompagne d’ordinaire d’un
visage de laideron. Sans vouloir faire d’une laitière une Nymphe, disons que,
dans le cas présent, les critiques n’avaient pas lieu d’être et qu’on pouvait
regarder la jeune femme avec un réel plaisir. D’après les contours de la partie
supérieure de son corps, elle devait avoir un cou et des épaules magnifiques,
mais personne ne les avait jamais vus depuis sa plus tendre enfance. Si on
avait voulu l’obliger à mettre une robe décolletée, elle se serait enfuie et se serait dissimulée dans un buisson.
Elle était pourtant rien moins que timide ; c’était simplement un instinct qui
la poussait à tracer la ligne qui sépare le visible de l’invisible plus haut
qu’il n’est d’usage en ville.
Il était naturel, et presque
inéluctable, que les pensées de la jeune fille se lussent sur son visage sitôt
qu’elle s’aperçut que le regard d’Oak était posé sur elle. Vanité et dignité se
mêlaient dans le sentiment de gêne qui était le sien. Dans les districts
ruraux, un regard masculin semble chatouiller le visage des vierges. Elle passa
une main sur le sien, comme si Gabriel avait irrité sa peau rosée en la
touchant, et la liberté de ses mouvements se trouva sur-le-champ réduite à un
geste pudique. Cependant, ce fut bien l’homme qui rougit, et pas le moins du
monde la jeune femme.
- J’ai trouvé un chapeau,
dit Oak.
- C’est le mien, répondit-elle
et, réprimant une forte envie de rire qui se mua en un petit sourire, elle
ajouta : il s’est envolé cette nuit.
- A
une heure du matin ?
- Oui... c’est ça.
Elle était surprise.
- Comment le savez-vous ?
demanda-t-elle.
- J’étais là.
- Vous êtes le fermier Oak,
n’est-ce pas ?
- Oui, ou quelque chose qui s’en
approche. Il n’y a pas longtemps que je suis ici.
- Une grande ferme ? s’enquit-elle, promenant son regard autour d’elle. Elle
rejeta la masse de ses cheveux noirs en arrière, et sur certaines mèches le
soleil levant dessina des reflets dorés.
- Non, pas très grande. Environ
une centaine.
Dans la conversation, les gens du
cru, en parlant d’une ferme, omettaient le mot «acres», par analogie avec de
vieilles expressions comme : « un mâle
de dix ».
- J’avais besoin de mon chapeau
ce matin, poursuivit-elle. Je devais aller à Tewnell Mill.
- Oui, je sais.
- Comment le savez-vous ?
- Je vous ai vue.
- Où ? demanda-t-elle, une
certaine appréhension figeant chacun de ses muscles.
- Ici... quand vous avez traversé
le bosquet et que vous avez descendu la colline, répondit le fermier Oak, en
regardant au loin dans la direction indiquée, comme si toute la scène lui
revenait à l’esprit, avant de poser à nouveau son regard sur la jeune fille.
Mais il dut baisser les yeux
aussi soudainement que s’il avait été pris la main dans le sac. Le souvenir de
l’étrange gymnastique à laquelle elle avait dû se livrer pour passer sous les
arbres fit monter le sang aux joues de la jeune fille. C’était un temps à voir
rougir une femme qui n’y était pas habituée ; il n’y avait pas un endroit de
son visage qui n’eût rosi. Il évolua d’un incarnat délicat au pourpre de
Toscane, en passant par toutes les variétés de rouge de la Provence ; Oak, pour
ne pas ajouter à son embarras, détourna le visage.
Bienveillant, il regardait
ailleurs et se demandait quand elle recouvrerait assez de sang-froid pour qu’il
pût l’observer à nouveau. Il entendit comme le bruissement d’une feuille morte
dans la brise et leva les yeux : elle avait disparu.
Avec une expression tragicomique,
Gabriel retourna à son travail.
Cinq journées passèrent. La jeune
femme venait régulièrement traire la vache bien portante ou soigner celle qui
était malade, mais elle ne daigna jamais regarder dans la direction du fermier
Oak. Son manque de tact l’avait profondément blessée - non pas de l’avoir vue
par hasard, mais de le lui avoir dit. Car de même qu’il n’est pas de péché sans
loi, il n’est pas d’impudeur sans regards étrangers, et l’indiscrétion de
Gabriel lui donnait l’impression qu’elle avait involontairement manqué de
décence. Il en éprouva force regret ; c’était aussi un contretemps* qui
faisait disparaître de sa vie cette chaleur latente qu’il avait eu le loisir de
goûter.
Cette rencontre fortuite aurait
sans doute pu sombrer dans un lent oubli, n’eût été un incident qui survint à
la fin de la même semaine. Un après-midi, il se mit à faire froid et, le soir
venu, à geler. Des glaçons se formaient. C’était un de ces froids où, dans les
chaumières, le souffle des dormeurs se condense sur les draps, où, dans le
salon d’une maison aux murs épais, les gens qui sont assis autour du feu ont le
dos glacé, tandis que leurs visages sont brûlants. Ce soir-là, maints petits oiseaux regagnèrent leur
nid entre les branches le ventre vide.
Alors que l’heure de la traite
approchait, Oak reprit son poste d’observation aux abords du hangar à bétail.
Mais il finit par être transi de froid et, après avoir doublé la litière de ses
jeunes brebis, il rentra dans sa cabane et se mit à attiser le feu. Le vent se
glissa par la fente de la porte. Pour le refouler, Oak posa un sac devant et
fit tourner la chaumine un peu plus vers le sud.
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