Manquant depuis un certain temps d’un objet
capable de remplir en lui un vide croissant, la situation laissant qui plus est
toute latitude à son imagination, il en fit une beauté.
Par l’une de ces coïncidences
étranges où la Nature, comme une mère affairée, semble se détourner un instant
de ses travaux continuels pour faire sourire ses enfants, la jeune fille rejeta
son manteau et des mèches de cheveux noirs tombèrent sur une veste rouge. Oak
reconnut immédiatement en elle la demoiselle au chariot jaune, au myrte et au
face-à-main : plus prosaïquement, la femme qui lui devait deux pennies.
Elles remirent le veau à côté de
sa mère, prirent la lanterne et sortirent, la lumière s’estompant le long de la
pente de la colline jusqu’à ne plus être qu’une simple lueur. Gabriel Oak
retourna à son troupeau.
.
Chapitre III
Une
jeune fille à cheval - Conversation
Le jour commença laborieusement à
poindre. Parce que son emplacement avait soudain pris pour lui une importance
nouvelle et parce que l’incident de la nuit s’y était déroulé, Oak retourna
dans le petit bois. En s’y promenant, il entendit le pas d’un cheval au pied de
la colline. Peu après apparut un poney brun monté par une silhouette féminine,
grimpant le chemin menant au hangar à bétail. C’était la jeune femme de la nuit
précédente. Gabriel repensa aussitôt au chapeau emporté par le vent dont elle
avait parlé ; peut-être était-elle venue le chercher. Il s’empressa d’aller
vers le fossé et après avoir parcouru une dizaine de mètres, l’aperçut parmi
des feuilles. Gabriel le ramassa et retourna dans sa cabane. Il s’y tapit et
épia par l’ouverture l’arrivée de la cavalière.
Elle avançait en regardant autour
d’elle - puis elle jeta un coup d’œil de l’autre côté de la haie. Gabriel
s’apprêtait à sortir pour lui rendre son bien, quand un spectacle inattendu
l’arrêta. Le sentier, après avoir longé le hangar à vaches, divisait la forêt
en deux. Ce n’était pas une piste que l’on pouvait prendre à cheval, mais un
simple chemin pédestre, et les branches qui se déployaient horizontalement à
moins de sept pieds au-dessus du sol en
fermaient l’accès aux cavaliers. La jeune fille, qui portait une tenue
ordinaire, regarda autour d’elle un instant pour vérifier que personne ne
pouvait la voir, puis, fort habilement, elle se coucha en arrière sur l’échine du poney, la tête posée sur sa queue, ses
pieds contre les épaules de la bête et les yeux levés au ciel. Elle avait
basculé dans cette position avec la rapidité d’un martin-pêcheur - aussi
silencieusement qu’un faucon. Les yeux de Gabriel avaient eu du mal à la
suivre. Le grand poney efflanqué semblait habitué à cette façon de faire et
allait l’amble, indifférent. Ainsi passa-t-elle sous les branches basses.
La jeune fille semblait tout à
fait à son aise dans n’importe quelle position. Cette posture anormale n’étant
plus nécessaire après avoir dépassé le bosquet, elle en adopta une autre,
manifestement plus commode. Elle n’avait pas de selle de dame et il lui était
extrêmement difficile de se maintenir en amazone sur le cuir lisse. Après avoir
retrouvé la position verticale comme l’aurait fait une branche pliée et s’être
assurée que personne n’était en vue, elle s’assit à califourchon comme
l’exigeait sa selle, bien qu’on ne s’attendît guère à voir une femme monter
ainsi, et s’éloigna au petit trot en direction de Tewnell Mill.
Amusé et sans doute un peu étonné
par ce spectacle, Oak accrocha le chapeau dans sa cabane et retourna auprès de
ses brebis. Une heure s’écoula et la jeune fille s’en revint, assise
correctement cette fois, avec un sac de son devant elle. Quand elle approcha du
hangar à bétail, un jeune garçon portant un seau de lait vint à sa rencontre et
tint les rênes de son poney tandis qu’elle mettait pied à terre. Le garçon
emmena l’animal, laissant le seau à la
jeune femme.
Peu après parvinrent du hangar
des bruits sourds alternant régulièrement avec des sons plus nets : de toute
évidence, on était en train de traire une vache. Gabriel prit le chapeau égaré
et se posta sur le bord du chemin qu’elle emprunterait pour quitter la colline.
Elle vint, tenant le seau d’une
main à hauteur des genoux. Le bras gauche tendu servait de contrepoids, et ce
que Gabriel vit de peau nue lui fit regretter que l’événement ne se fût pas
produit en été, quand des manches courtes auraient pu laisser voir le bras
entier. Tout en elle respirait la joie de vivre, par quoi elle entendait
signifier que sa vie était des plus enviables ; cette attitude quelque peu
effrontée n’avait rien de provocant faute d’un témoin et semblait sincère, à
l’instar de l’aplomb exceptionnel du génie qui, en couvrant la médiocrité de
ridicule, ajoute à sa valeur. Elle parut un peu surprise de voir apparaître le
visage de Gabriel, comme la lune
par-dessus la haie.
Entre la vague idée que le
fermier s’était faite de ses charmes et le portrait qu’elle lui offrait en cet
instant, il y avait une différence qui ne créait pas de déception. Pour
commencer, il y avait sa taille.
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