Il y avait tout dans cette femme : les poètes pouvaient en faire à la fois Jeanne d’Arc ou Agnès Sorel ; mais il s’y trouvait aussi la femme inconnue, l’âme cachée sous cette enveloppe décevante, l’âme d’Ève, les richesses du mal et les trésors du bien, la faute et la résignation, le crime et le dévouement, Dona Julia et Haïdée du Don Juan de lord Byron.

L’ancien mousquetaire demeura fort impertinemment le dernier dans le salon de madame Firmiani qui le trouva tranquillement assis dans un fauteuil, et restant devant elle avec l’importunité d’une mouche qu’il faut tuer pour s’en débarrasser. La pendule marquait deux heures après minuit.

— Madame, dit le vieux gentilhomme au moment où madame Firmiani se leva en espérant faire comprendre à son hôte que son bon plaisir était qu’il partît, madame, je suis l’oncle de monsieur Octave de Camps.

Madame Firmiani s’assit promptement et laissa voir son émotion. Malgré sa perspicacité, le planteur de peupliers ne devina pas si elle pâlissait et rougissait de honte ou de plaisir. Il est des plaisirs qui ne vont pas sans un peu de pudeur effarouchée, délicieuses émotions que le cœur le plus chaste voudrait toujours voiler. Plus une femme est délicate, plus elle veut cacher les joies de son âme. Beaucoup de femmes, inconcevables dans leurs divins caprices, souhaitent souvent entendre prononcer par tout le monde un nom que parfois elles désireraient ensevelir dans leur cœur. Le vieux Bourbonne n’interpréta pas tout à fait ainsi le trouble de madame Firmiani ; mais pardonnez-lui, le campagnard était défiant.

— Eh bien, monsieur ? lui dit madame Firmiani en lui jetant un de ces regards lucides et clairs où nous autres hommes nous ne pouvons jamais rien voir parce qu’ils nous interrogent un peu trop.

— Eh ! bien, madame, reprit le gentilhomme, savez-vous ce qu’on est venu me dire, à moi, au fond de ma province ? Mon neveu se serait ruiné pour vous, et le malheureux est dans un grenier tandis que vous vivez ici dans l’or et la soie. Vous me pardonnerez ma rustique franchise, car il est peut être très-utile que vous soyez instruite des calomnies...

— Arrêtez, monsieur, dit madame Firmiani en interrompant le gentilhomme par un geste impératif, je sais tout cela. Vous êtes trop poli pour laisser la conversation sur ce sujet lorsque je vous aurai prié de le quitter. Vous êtes trop galant (dans l’ancienne acception du mot, ajouta-t-elle en donnant un léger accent d’ironie à ses paroles) pour ne pas reconnaître que vous n’avez aucun droit à me questionner. Enfin, il est ridicule à moi de me justifier. J’espère que vous aurez une assez bonne opinion de mon caractère pour croire au profond mépris que l’argent m’inspire quoique j’aie été mariée sans aucune espèce de fortune à un homme qui avait une immense fortune. J’ignore si monsieur votre neveu est riche ou pauvre, si je l’ai reçu, si je le reçois, je le regarde comme digne d’être au milieu de mes amis. Tous mes amis, monsieur, ont du respect les uns pour les autres : ils savent que je n’ai pas la philosophie de voir les gens quand je ne les estime point, peut-être est-ce manquer de charité ; mais mon ange gardien m’a maintenue jusqu’aujourd’hui dans une aversion profonde et des caquets et de l’improbité.

Quoique le timbre de la voix fût légèrement altéré pendant les premières phrases de cette réplique, les derniers mots en furent dits par madame Firmiani avec l’aplomb de Célimène raillant le Misanthrope.

— Madame, reprit le comte d’une voix émue, je suis un vieillard, je suis presque le père d’Octave, je vous demande donc, par avance, le plus humble des pardons pour la seule question que je vais avoir la hardiesse de vous adresser, et je vous donne ma parole de loyal gentilhomme que votre réponse mourra là, dit-il en mettant la main sur son cœur avec un mouvement véritablement religieux. La médisance a-t-elle raison, aimez-vous Octave ?

— Monsieur, dit-elle, à tout autre je ne répondrais que par un regard ; mais à vous, et parce que vous êtes presque le père de monsieur de Camps, je vous demanderai ce que vous penseriez d’une femme si, à votre question, elle disait : oui ? Avouer son amour à celui que nous aimons, quand il nous aime... là... bien ; quand nous sommes certaines d’être toujours aimées, croyez-moi, monsieur, c’est un effort, une récompense, un bonheur ; mais à un autre !...

Madame Firmiani n’acheva pas, elle se leva, salua le bonhomme et disparut dans ses appartements dont toutes les portes successivement ouvertes et fermées eurent un langage pour les oreilles du planteur de peupliers.

— Ah ! peste, se dit le vieillard, quelle femme ! c’est ou une rusée commère ou un ange. Et il gagna sa voiture de remise, dont les chevaux donnaient de temps en temps des coups de pied au pavé de la cour silencieuse. Le cocher dormait, après avoir cent fois maudit sa pratique.

Le lendemain matin, vers huit heures, le vieux gentilhomme montait l’escalier d’une maison située rue de l’Observance où demeurait Octave de Camps. S’il y eut au monde un homme étonné, ce fut certes le jeune professeur en voyant son oncle : la clef était sur la porte, la lampe d’Octave brûlait encore, il avait passé la nuit.

— Monsieur le drôle, dit monsieur de Bourbonne en s’asseyant sur un fauteuil, depuis quand se rit-on (style chaste) des oncles qui ont vingt-six mille livres de rentes en bonnes terres de Touraine, lorsqu’on est leur seul héritier ? Savez-vous que jadis nous respections ces parents-là ? Voyons, as-tu quelques reproches à m’adresser : ai-je mal fait mon métier d’oncle, t’ai-je demandé du respect, t’ai-je refusé de l’argent, t’ai-je fermé la porte au nez en prétendant que tu venais voir comment je me portais ; n’as-tu pas l’oncle le plus commode, le moins assujettissant qu’il y ait en France, je ne dis pas en Europe, ce serait trop prétentieux ? Tu m’écris ou tu ne m’écris pas, je vis sur l’affection jurée, et t’arrange la plus jolie terre du pays, un bien qui fait l’envie de tout le département ; mais je ne veux te la laisser néanmoins que le plus tard possible. Cette velléité n’est-elle pas excessivement excusable ? Et monsieur vend son bien, se loge comme un laquais, et n’a plus ni gens ni train...

— Mon oncle...

— Il ne s’agit pas de l’oncle, mais du neveu. J’ai droit à ta confiance : ainsi confesse-toi promptement, c’est plus facile, je sais cela par expérience. As-tu joué, as-tu perdu à la Bourse ? Allons, dis-moi : « Mon oncle, je suis un misérable ! » et je t’embrasse. Mais si tu me fais un mensonge plus gros que ceux que j’ai faits à ton âge, je vends mon bien, je le mets en viager, et reprendrai mes mauvaises habitudes de jeunesse, si c’est encore possible.

— Mon oncle...

— J’ai vu hier ta madame Firmiani, dit l’oncle en baisant le bout de ses doigts qu’il ramassa en faisceau. Elle est charmante ajouta-t-il. Tu as l’approbation et le privilége du roi, et l’agrément de ton oncle, si cela peut te faire plaisir. Quant à la sanction de l’église, elle est inutile, je crois, les sacrements sont sans doute trop chers ! Allons, parle, est-ce pour elle que tu t’es ruiné ?

— Oui, mon oncle.

— Ah ! la coquine, je l’aurais parié. De mon temps, les femmes de la cour étaient plus habiles à ruiner un homme que ne peuvent l’être vos courtisanes d’aujourd’hui. J’ai reconnu, en elle, le siècle passé rajeuni.

— Mon oncle, reprit Octave d’un air tout à la fois triste et doux, vous vous méprenez : madame Firmiani mérite votre estime et toutes les adorations de ses admirateurs.

— La pauvre jeunesse sera donc toujours la même, dit monsieur de Bourbonne. Allons, va ton train, rabâche-moi de vieilles histoires.