D’ailleurs, y eût-il eu mort d’hommes, c’est un détail, qui n’a pas grande importance dans cet étonnant pays d’Amérique.

On le comprendra, où la curiosité, où les passions devaient se déchaîner dans toute leur violence, c’était plus particulièrement aux approches de Milwaukee. Sur la rive ouest du Michigan se dressait le poteau d’arrivée, pavoisé de toutes les couleurs internationales.

Bref, après dix heures, il fut manifeste que le grand prix – vingt mille dollars – ne serait plus disputé que par cinq automobiles, deux américaines, deux françaises, une anglaise, grâce à leur avance considérable, les autres rivales étant distancées par suite d’accidents. Dès lors, on imaginera aisément avec quelle furia s’engageaient les derniers paris qui mettaient en jeu l’amour-propre national. À peine si les agences pouvaient suffire aux demandes. Les cotes progressaient avec une rapidité fiévreuse. Les représentants des principales marques qui tenaient la tête étaient prêts à en venir aux mains, et, si le revolver ou le bowie-knife ne s’en mêlaient pas, il ne s’en faudrait guère !

« À un contre trois, la Harward-Watson !…

– À un contre deux, le Dion-Bouton !…

–À égalité, la Renault frères ! »

Ces cris, on peut le dire, retentissaient sur toute la ligne à mesure que se répandaient les nouvelles téléphoniques. Or, voici que vers neuf heures et demie à l’horloge municipale de Prairie-du-Chien, deux milles avant cette bourgade, se produisit un effroyable bruit de roulement, qui sortait d’un épais nuage de poussière, accompagné de sifflements semblables à ceux d’une sirène de marine. À peine si les curieux eurent le temps de se ranger pour éviter un écrasement qui eût fait des centaines de victimes. Le nuage passa comme une trombe, et c’est tout au plus s’il fut possible de distinguer l’appareil animé d’une pareille vitesse. On pouvait affirmer sans être taxé d’exagération qu’il faisait du deux cent quarante à l’heure. Il disparut en un instant, laissant derrière lui une longue traînée de poussière blanche, comme la locomotive d’un rapide laisse à sa suite une longue traînée de vapeur. Évidemment, c’était une automobile, pourvue d’un extraordinaire moteur. À maintenir cette allure pendant une heure, elle aurait rejoint les automobiles de tête, elle les dépasserait avec cette vitesse double de la leur, elle arriverait première au but. Et alors, de toutes parts s’élevèrent de bruyantes clameurs, bien que les spectateurs massés sur les bords de la route n’eussent rien à craindre. » C’est l’infernale machine signalée il y a une quinzaine de jours !…

– Oui !… la même qui a traversé l’Illinois, l’Ohio, le Michigan, et que la police n’a pu arrêter !…

– Et dont on n’entendait plus parler, heureusement pour la sécurité publique !…

– Et que l’on croyait finie, détruite, disparue pour jamais !…

– Oui !… la charrette du diable, chauffée avec le feu de l’enfer, et que Satan conduit en personne ! »

En vérité, si ce n’était pas le diable, qui pouvait donc être ce mystérieux chauffeur, menant avec cette invraisemblable vélocité cette non moins mystérieuse machine ?…

Ce qui paraissait au moins hors de doute, c’est que l’engin qui courait alors dans la direction de Madison était bien celui qui s’était déjà signalé à l’attention publique, et dont les agents n’avaient plus trouvé trace ! Si la police croyait qu’elle n’en entendrait plus jamais parler, eh bien, la police se trompait – ce qui se voit en Amérique comme ailleurs.

Alors, passé le premier mouvement de stupeur, les plus avisés coururent au téléphone, afin de prévenir les diverses stations en prévision des dangers qui menaçaient le ring des automobiles éparpillées sur la route, lorsque l’être quelconque qui dirigeait ce foudroyant appareil arriverait comme une avalanche. Elles seraient écrasées, broyées, anéanties, et qui sait même si de cette épouvantable collision il ne sortirait pas, lui, sain et sauf ?…

Après tout, il devait être si adroit, ce chauffeur des chauffeurs, il devait manier sa machine avec une telle sûreté de coup d’œil et de main qu’il saurait sans doute ne se heurter à aucun obstacle ! N’importe, si les autorités du Wisconsin avaient pris des mesures pour que la route fût réservée aux seuls concurrents du match international, cette route ne l’était plus.

Et voici ce que rapportèrent les coureurs, prévenus téléphoniquement, et qui durent interrompre la lutte pour le grand prix de l’Automobile Club. À leur estime, ce prodigieux véhicule ne faisait pas moins de cent trente milles à l’heure. Telle était la vitesse, au moment où il les dépassait, qu’on put à peine reconnaître la forme de cette machine, sorte de fuseau allongé dont la longueur ne devait pas excéder une dizaine de mètres. Ses roues tournaient avec une vélocité telle que leurs rayons se confondaient. Du reste, elle ne laissait après elle ni vapeur, ni fumée, ni odeur.

Quant au conducteur, renfermé à l’intérieur de son automobile, il avait été impossible de l’apercevoir, et il demeurait aussi inconnu qu’à l’époque où il fut pour la première fois signalé sur les routes de l’Union.

Par les stations téléphoniques, Milwaukee avait été prévenue de l’arrivée de cet outsider. On imaginera aisément l’émotion que causa la nouvelle. Et tout d’abord se posa la question d’arrêter ce « projectile », d’élever en travers de la route un obstacle contre lequel il se briserait en mille pièces !… Mais en aurait-on le temps ?… Le chauffeur ne pouvait-il apparaître d’un instant à l’autre ?… À quoi bon, d’ailleurs, ne serait-il pas finalement forcé d’enrayer sa marche valens aut nolem, puisque la route aboutissait au lac Michigan, et qu’il ne pouvait aller au-delà, à moins de se métamorphoser en appareil de navigation ?…

Telle est la pensée qui se présenta à l’esprit des spectateurs, groupés en avant de Milwaukee, après avoir pris la précaution de se tenir à distance suffisante pour ne point être renversés par cette trombe.

Puis, là aussi, comme à Prairie-du-Chien, comme à Madison, les plus extravagantes hypothèses d’avoir cours. Et, à ceux qui ne voulurent point admettre que le mystérieux chauffeur fût le diable en personne, il ne répugnait pas de voir en lui quelque monstre échappé des fantastiques repaires de l’Apocalypse.

Et maintenant, ce n’était plus de minute en minute, c’était de seconde en seconde que ces curieux attendaient l’apparition de l’automobile signalée !

Or, il n’était pas onze heures, lorsqu’un lointain roulement se fit entendre sur la route, dont la poussière se soulevait en volutes tourbillonnantes. Des sifflets stridents déchiraient l’air, invitant à se ranger sur le passage du monstre. Il ne ralentissait pas sa vitesse… Pourtant le lac Michigan n’était plus qu’à un demi-mille, et son élan suffisait à l’y précipiter !… Est-ce donc que le mécanicien n’était plus le maître de sa mécanique ?…

Il n’y eut bientôt aucun doute à ce sujet. Avec la rapidité d’un éclair, le véhicule arriva à la hauteur de Milwaukee. Et, quand il eut dépassé la ville, alla-t-il donc s’engloutir dans les eaux du Michigan ?…

En tout cas, lorsqu’il eut disparu au tournant de la route, on ne trouva plus trace de son passage.

V – En vue du littoral de la Nouvelle-Angleterre.

 

À l’époque où ces faits furent rapportés par les journaux d’Amérique, j’étais depuis un mois de retour à Washington.

Dès mon arrivée, j’avais eu soin de me présenter chez mon chef. Je ne pus le voir. Pour des raisons de famille, une absence allait le tenir éloigné quelques semaines. Mais, à n’en pas douter, M. Ward connaissait l’insuccès de ma mission. Les diverses feuilles de la Caroline du Nord avaient rapporté fort exactement les détails de cette ascension au Great-Eyry, en compagnie du maire de Morganton.

On comprendra le violent dépit que je ressentais de cette tentative inutile, sans parler de ma curiosité non satisfaite.