Donc, par raison de sécurité publique, il fallait aviser au moyen d’enrayer la fantaisie de ce chauffeur masqué.
Et même, ce ne fut pas la seule Pennsylvanie qui servit de vélodrome à ces excentricités sportives. Les rapports de police ne tardèrent pas à signaler l’appareil en d’autres États : au Kentucky, aux environs de Francfort ; dans l’Ohio, aux environs de Columbus ; dans le Tennessee, aux environs de Nashville ; dans le Missouri, aux environs de Jefferson ; enfin dans l’Illinois, sur les différentes routes qui aboutissent à Chicago.
Maintenant, l’éveil étant donné, il appartenait aux autorités municipales de prendre toutes mesures contre ce danger public. Attraper un appareil lancé à de telles vitesses, on n’y pouvait compter. Le plus sûr serait d’établir sur les chemins des barrages solides contre lesquels il viendrait tôt ou tard se briser en mille pièces.
« Bon ! répétaient les incrédules, cet enragé saura bien tourner ces obstacles…
– Et, au besoin, sauter par-dessus les barrages ! ajoutait-on.
– Et, si c’est le diable, il a des ailes en sa qualité d’ancien ange, et il ne sera pas embarrassé de prendre son vol. »
Vrais propos de commères, dont il n’y avait pas lieu de tenir compte ! D’ailleurs, si ce roi des Enfers possédait une paire d’ailes, pourquoi s’obstinait-il à circuler sur le sol terrestre, au risque d’écraser les passants, plutôt que de s’élancer à travers l’espace, comme un libre oiseau des airs ?…
Telle était la situation, qui ne pouvait se prolonger, dont se préoccupait à bon droit la haute police de Washington, résolue à y mettre un terme.
Or, voici ce qui arriva dans la dernière semaine du mois de mai, et tout donnait à penser que les États-Unis étaient délivrés du « monstre » resté insaisissable jusqu’alors. Et même, après le Nouveau Monde, il y avait lieu de croire que l’Ancien ne serait pas exposé à recevoir la visite de cet automobiliste aussi dangereux qu’extravagant.
À cette date, le fait suivant fut rapporté dans les divers journaux de l’Union, et de quels commentaires le public l’accompagna, il est facile de l’imaginer.
Un concours venait d’être organisé par l’Automobile Club dans le Wisconsin, sur une des routes de cet État dont Madison est le chef-lieu. Cette route forme une piste excellente sur une longueur de deux cents milles{3}, allant de Prairie-du-Chien, ville de la frontière ouest en passant par Madison, et se terminant un peu au-dessus de Milwaukee, à la rive du Michigan. Seule, au Japon, la route entre Nikko et Namodé, bordée de cyprès gigantesques, lui serait supérieure, car elle forme une ligne droite de quatre-vingt-deux kilomètres.
Nombre d’appareils et des meilleures marques s’inscrivirent pour prendre part à ce match, et il avait été décidé que tous les systèmes de moteurs seraient admis à concourir. Les motocycles même pouvaient disputer les prix aux automobiles. On verrait ceux des maisons Hurter et Dietrich en ligne avec les voiturettes légères Gobron et Brillé, Renault frères, Richard-Brasier, Decauville, Darracq, Ader, Bayard, Clément, Chenard et Walcker, les voitures Gillet-Forest, Harward et Watson, les grosses voitures Mors, Mercédès, Charron-Girardot-Voigt, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Dion-Bouton, Gardner-Serpollet, Turcat-Méry, Hirschler et Lobano, etc., de toutes nationalités. La somme des différents prix était considérable, car elle ne s’élevait pas à moins de cinquante mille dollars. Donc, nul doute que ces prix seraient vivement disputés. On le voit, les meilleurs fabricants avaient répondu à l’appel de l’Automobile Club, en envoyant leurs types les plus perfectionnés. On en comptait une quarantaine de divers systèmes, vapeur d’eau, pétrole, alcool, électricité, tous ayant fait leurs preuves dans nombre de mémorables sports.
D’après les calculs, basés sur le maximum de vitesse qui pourrait être obtenu, cent trente à cent quarante kilomètres, cette course internationale durerait à peine trois heures pour ce parcours de deux cents milles. Aussi, afin d’éviter tout danger, les autorités du Wisconsin avaient interdit la circulation entre Prairie-du-Chien et Milwaukee pendant la matinée du 30 mai.
Donc, aucun accident n’était à prévoir, si ce n’est ceux qui pourraient survenir aux concurrents en pleine lutte. Cela, c’est leur affaire, comme on dit volontiers. Mais rien à craindre ni pour les véhicules ni pour les piétons en raison des mesures sagement prises.
Il y eut extraordinaire affluence et non seulement des Wisconsinois. Plusieurs milliers de curieux accoururent des États limitrophes de l’Illinois, du Michigan, de l’Iowa, de l’Indiana, même de l’État de New York.
Il va sans dire que parmi ces amateurs d’exercices sportifs figuraient un certain nombre d’étrangers, Anglais, Français, Allemands, Autrichiens, et, par un sentiment bien naturel, chacun faisait des vœux pour les chauffeurs de sa propre nationalité.
À noter aussi, puisque ce match s’effectuait aux États-Unis, la mirifique patrie des grands parieurs de ce bas monde, que de multiples paris s’étaient établis sous toutes les formes et d’excessive importance. Des agences spéciales les avaient reçus. Dans le Nouveau Continent, ils s’étaient considérablement accrus depuis la dernière semaine de ce mois de mai, et se chiffraient alors par des centaines de mille dollars.
Le signal du départ allait être donné à huit heures du matin par un chronométreur. Afin d’éviter l’encombrement et les accidents qui en fussent résultés, les automobiles devraient se succéder à deux minutes d’intervalle sur cette route dont les abords étaient noirs de spectateurs. Le premier prix serait attribué à la voiture qui couvrirait dans le minimum de temps la distance entre Prairie-du-Chien et Milwaukee.
Les dix premières voitures, désignées par le sort, étaient parties entre huit heures et huit heures vingt. Assurément, à moins d’un accident, elles seraient arrivées au but avant onze heures. Les autres allaient suivre dans l’ordre de tirage. Des agents de police surveillaient la route de demi-mille en demi-mille. Les curieux, disséminés le long du parcours, s’ils étaient nombreux au départ, ne l’étaient pas moins à Madison, point milieu de la piste, et formaient une foule considérable à Milwaukee, point terminus du match.
Une heure et demie s’était écoulée. Il ne restait plus un seul véhicule à Prairie-du-Chien. Par les communications téléphoniques, on savait de cinq minutes en cinq minutes quelle était la situation du ring, et en quel ordre se succédaient les concurrents. C’était une voiture Renault frères, quatre cylindres et vingt chevaux de force, pneus Michelin, qui tenait la tête à mi-chemin de Madison et de Milwaukee, suivie de près par une Harward Watson, et une Dion-Bouton. Quelques accidents s’étaient déjà produits, des moteurs fonctionnant mal, des appareils restés en panne, et, vraisemblablement, ils ne seraient pas plus d’une douzaine de chauffeurs en mesure d’atteindre le but. Mais, si l’on comptait plusieurs blessés, ils l’étaient peu grièvement.
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