Maintenant, m’attendaient-ils pour m’escorter jusqu’à l’hôtel de la police ?… C’est ce que j’allais voir, et, s’ils le faisaient, ce serait peut-être l’occasion de leur offrir une hospitalité dont ils ne nous remercieraient pas. Je pris mon chapeau, et, tandis que Grad restait près de la fenêtre, je descendis, j’ouvris la porte, je mis le pied dans la rue.

Les deux hommes n’étaient plus là.

Mais leur signalement, gravé dans ma mémoire, ne s’en effacerait plus. Malgré toute l’attention que j’y apportai, je ne pus les apercevoir. À partir de ce jour, d’ailleurs, ni Grad ni moi, nous ne les revîmes devant la maison, et ils ne se rencontrèrent plus sur ma route. Peut-être, après tout, en admettant que j’eusse été l’objet d’un espionnage, savaient-ils de moi ce qu’ils désiraient savoir, maintenant qu’ils m’avaient vu de leurs yeux, et je finis par ne point accorder à cette affaire plus d’importance qu’à la lettre aux initiales M. D. M.

Or, voici que la curiosité publique fut sollicitée de nouveau et dans des circonstances vraiment extraordinaires.

Il est bon de rappeler, tout d’abord, que les journaux n’entretenaient plus leurs lecteurs des phénomènes du Great-Eyry, qui ne s’étaient pas renouvelés. Même silence sur l’automobile et le bateau, dont nos meilleurs agents n’avaient pu trouver trace. Et, très vraisemblablement, tout cela eût été oublié, si un fait nouveau ne fût venu remettre ces incidents en mémoire.

Dans le numéro du 22 juin, des milliers de lecteurs purent lire l’article suivant, publié par l’Evening Star, et que toutes les feuilles de l’Union reproduisirent le lendemain :

« Le lac Kirdall, situé dans le Kansas, à quatre-vingts milles à l’ouest de Topeka, le chef-lieu, est peu connu. Il mérite cependant de l’être, et le sera sans doute, car l’attention publique est attirée sur lui d’une façon très particulière.

« Ce lac, compris dans une région montagneuse, ne paraît avoir aucune communication avec le réseau hydrographique de l’État. Ce qu’il perd par l’évaporation, il le regagne par le tribut des pluies abondantes en cette partie du Kansas.

« La superficie du Kirdall est évaluée à soixante-quinze milles carrés, et son niveau paraît être quelque peu supérieur à la cote moyenne du sol. Enfermé dans son cadre orographique, il est d’un accès difficile à travers d’étroites gorges. Cependant plusieurs villages se sont fondés sur ses bords. Il fournit du poisson en grande abondance, et les barques de pêche le sillonnent en toutes directions.

« Ajoutons que la profondeur du Kirdall est très variable. Près des rives, elle n’est pas inférieure à cinquante pieds. Ce sont des roches presque à pic qui forment les bords de cette vaste cuvette. Les houles, soulevées par le vent, battent parfois son littoral avec fureur, et ses habitations riveraines y sont noyées sous les embruns comme sous des averses d’orages. Les eaux, déjà profondes à la périphérie, le sont plus encore en gagnant vers le centre, où, par de certains endroits, les sondes ont accusé jusqu’à trois cents pieds.

« C’est une eau limpide et douce qui remplit ce lac. Naturellement, il ne s’y rencontre aucune espèce de poissons de mer, mais des brochets, des perches, des truites, des carpes, des goujons, des anguilles, etc., en quantités prodigieuses et de dimensions peu ordinaires.

« On comprendra donc que la pêche du Kirdall soit très fructueuse, très suivie. Il ne faut pas évaluer à moins de plusieurs milliers les pêcheurs qui l’exercent, et à plusieurs centaines les embarcations dont ils se servent. À cette flottille, il convient d’ajouter une vingtaine de petites goélettes et de chaloupes à vapeur, qui font le service du lac et assurent les communications entre les divers villages. Au-delà du cadre de montagnes fonctionne le réseau des railroads, qui facilite le débit de cette industrie dans le Kansas et les États voisins.

« Cette description du Kirdall est nécessaire pour la compréhension des faits que nous allons rapporter. »

Et voici ce que racontait l’Evening Star dans cet article sensationnel :

« Depuis quelque temps les pêcheurs ont remarqué qu’un trouble inexplicable se produit à la surface du lac. Par instants, elle se soulève comme au contrecoup d’une lame de fond. Même en l’absence de toute brise, par temps calme, ciel pur, cette dénivellation s’effectue au milieu d’un mélange d’écume. À la fois ballottées par des secousses de roulis et de tangage, les embarcations ne peuvent se maintenir en bonne route. Elles sont précipitées les unes contre les autres, menacent de chavirer, et il en résulte de graves avaries.

« Ce qu’il y a de certain, c’est que le bouleversement des eaux prend naissance dans les basses couches du Kirdall, phénomène auquel on a cherché diverses explications.

« Tout d’abord, on s’est demandé si ce trouble n’était pas dû à un mouvement sismique, modifiant les fonds du lac sous l’influence des forces plutoniennes. Mais cette hypothèse dut être repoussée, lorsqu’il fut reconnu que la perturbation n’était pas localisée et se propageait sur toute l’étendue du Kirdall, à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, au centre comme sur les bords, successivement, régulièrement pourrait-on dire, ce qui exclut toute idée d’un tremblement de terre ou d’une action volcanique.

« Une hypothèse différente ne tarda pas à se formuler. N’était-ce point la présence d’un monstre marin qui bouleversait les eaux du Kirdall avec cette violence ?… Mais, à moins que ledit monstre ne fût né dans ce milieu, ne s’y fût développé dans des proportions gigantesques, ce qui est peu admissible, il faudrait que, venu du dehors, il eût pu s’introduire dans le lac. Or, le Kirdall n’a aucune communication avec l’extérieur. Quant à l’existence de canaux souterrains, alimentés par les rivières du Kansas, cette explication n’eût pas supporté l’examen. Et, encore, si cet État avait été situé près du littoral de l’Atlantique, du Pacifique, du golfe du Mexique !… Non ! il est central, et à grande distance des mers américaines.

« Bref, la question ne semble pas facile à résoudre, et il est plus aisé d’écarter les données manifestement fausses que de découvrir l’exacte vérité.

« Or, s’il est démontré que la présence d’un monstre dans le Kirdall est impossible, ne s’agirait-il pas plutôt d’un sous-marin évoluant à travers les profondeurs du lac ?… Est-ce qu’il n’existe pas, à notre époque, nombre d’engins de ce genre ?… Et, précisément, à Bridgeport, dans le Connecticut, n’a-t-on pas lancé, il y a quelques années, un appareil, le Protector, qui pouvait naviguer sur l’eau, sous l’eau, et aussi se mouvoir sur terre ?… Construit par un inventeur du nom de Lake, muni de deux moteurs, l’un électrique, de soixante-quinze chevaux, actionnant deux hélices jumelles ; l’autre à pétrole, de deux cent cinquante chevaux, il était en outre pourvu de roues en fonte d’un mètre de diamètre, qui lui permettaient de rouler sur les routes comme sur le fond des mers.

« Fort bien, mais, en admettant que les perturbations observées soient produites par le passage d’un submersible système Lake, même poussé à un plus haut degré de perfection, reste toujours cette question : Comment a-t-il pu pénétrer dans le Kirdall, par quelle voie souterraine y serait-il arrivé ?… On le répète, ce lac, enfermé de toutes parts dans un cirque de montagnes, n’est pas plus accessible au bateau qu’au monstre marin.

« Une telle objection paraît donc être sans réplique.