Cependant, la seule hypothèse admissible, c’est qu’un appareil de cette espèce circule sous les eaux du Kirdall, et ajoutons qu’il ne s’est jamais montré à sa surface.
« Du reste, il n’est plus possible d’en douter maintenant, après ce qui s’est passé à la date du 20 juin dernier.
« Ce jour-là, l’après-midi, la goélette Markel, courant toutes voiles dehors vers le nord-ouest, est venue en collision avec un corps qui flottait entre deux eaux. Cependant, il n’existe aucun écueil en cet endroit, où la sonde accuse une profondeur de quatre-vingts à quatre-vingt-dix pieds.
« La goélette, attaquée dans son flanc de bâbord, risquait d’emplir et de couler bas en quelques minutes. On parvint, c’est vrai, à aveugler cette voie d’eau et elle put rallier le port le plus voisin, à trois milles de là.
« Lorsque la Markel, après déchargement, eut été halée sur une grève, l’avarie fut examinée à l’extérieur comme à l’intérieur, et tout démontra que la goélette avait reçu un véritable coup d’éperon dans sa coque.
« Or, cette constatation faite, il est impossible de nier la présence d’un sous-marin sous les eaux du Kirdall, où il se meut avec une extrême rapidité.
« Mais, alors, il y a lieu de faire cette remarque : En admettant qu’un appareil de ce genre ait pu s’introduire à l’intérieur du lac, qu’est-il venu y faire ?… Est-ce là un lieu propice à de telles expériences ?… Puis, pourquoi ne remonte-t-il jamais à la surface et quel intérêt aurait-il à rester inconnu ? »
L’article de l’Evening Star se terminait par ce rapprochement vraiment étrange :
« Après l’automobile mystérieuse, le bateau mystérieux.
« Après le bateau mystérieux, le sous-marin mystérieux.
« Faut-il en conclure qu’ils sont tous trois dus au génie du même inventeur et que tous trois ne font qu’un seul appareil ? »
VIII – À tout prix.
Ce fut comme une révélation, et d’un effet immense, acceptée, dirait-on, unanimement. Étant donné la propension de l’esprit humain vers l’extraordinaire, souvent même vers l’impossible, personne n’en voulut plus douter. Non seulement c’était le même inventeur, mais c’était le même appareil.
Et pourtant, comment pouvait s’accomplir, dans la pratique, cette transformation d’une automobile qui devenait bateau, puis sous-marin ?… Un engin de locomotion propre à circuler sur terre, sur et sous les eaux !… Eh bien, il ne lui manquerait plus que de voler à travers l’espace !
Mais, enfin, rien qu’à s’en tenir à ce que l’on savait, à ce qui était constaté, à ces faits auxquels de nombreux témoins apportaient un indiscutable appui, cela devait être regardé comme absolument extraordinaire. Aussi le public, déjà blasé sur les derniers événements, trouva-t-il un nouveau regain de curiosité.
Tout d’abord les journaux firent cette observation très juste : En admettant qu’il y eût trois appareils distincts, ils étaient actionnés par un moteur d’une puissance supérieure à tous ceux que l’on connaissait. Ce moteur avait fait ses preuves, et quelles preuves, puisqu’il engendrait cette vitesse d’un mille et demi par minute !
Eh bien, au créateur de cette machine, il fallait acheter son système à tout prix. Que ce système fût appliqué à trois appareils ou à un seul capable de se mouvoir en des milieux si divers, il n’importait. Acquérir le moteur qui donnait de pareils résultats, s’assurer son exploitation en toute propriété, telle était l’affaire à conclure.
Évidemment, d’ailleurs, les autres États ne négligeraient rien pour devenir possesseurs d’un engin qui serait si précieux dans l’armée comme dans la marine. On comprend quels avantages en retirerait une nation sur terre et sur mer !… Comment empêcher ses effets destructeurs, puisqu’on ne pouvait l’atteindre !… Il fallait donc s’en rendre maître à coups de millions, et l’Amérique ne saurait faire des siens un meilleur usage.
Ainsi raisonnait le monde officiel et aussi le populaire. Les feuilles publiques s’épuisaient en articles sur ce palpitant sujet. Et, assurément, l’Europe ne resterait pas en arrière des États-Unis en de telles circonstances.
Mais, pour acheter l’invention, nécessité de retrouver l’inventeur, et là apparaissait la véritable difficulté. En vain avait-on fouillé le lac Kirdall et promené la sonde à travers ses eaux !… Y avait-il lieu d’en conclure que le sous-marin ne parcourait plus ses profondeurs ?… Dans ce cas, comment était-il parti ?… Il est vrai, comment était-il venu ?… Insoluble problème !… Et puis il ne se montrait nulle part, pas plus que l’automobile sur les routes de l’Union, pas plus que le bateau sur les parages américains !
Plusieurs fois, lors des visites que je faisais à M. Ward, nous avions causé de cette affaire, qui ne laissait pas de le préoccuper. Les agents continueraient-ils ou non des recherches jusque-là infructueuses ?…
Or, dans la matinée du 27 juin, voici que je fus mandé à l’hôtel de la police, et, dès mon entrée dans son cabinet, M. Ward me dit :
« Eh bien, Strock, est-ce qu’il n’y aurait pas là une belle occasion de prendre votre revanche ?…
– La revanche du Great-Eyry ?…
– Précisément.
– Quelle occasion ?… demandai-je, ne sachant trop si mon chef me parlait sérieusement.
– Voyons, reprit-il, n’aimeriez-vous pas à découvrir l’inventeur de cet appareil à triple fin ?…
– N’en doutez pas, monsieur Ward ! répondis-je. Donnez-moi l’ordre de me mettre en campagne, et je ferai l’impossible pour réussir !… Il est vrai, je crois que ce serait difficile…
– En effet, Strock, et peut-être plus difficile que de pénétrer dans le Great-Eyry ! »
Il était évident – pour employer un mot français qui n’a pas d’analogue dans notre langue – que M. Ward me « blaguait » volontiers à propos de ma dernière mission. Toutefois, il le faisait sans méchanceté, et plutôt avec l’intention de me piquer au jeu. Il me connaissait d’ailleurs, il savait que j’eusse donné tout au monde pour reprendre la tentative manquée. Je n’attendais que de nouvelles instructions.
M. Ward me dit alors, et du ton le plus amical :
« Je sais, Strock, que vous avez fait tout ce qui dépendait de vous, et je n’ai rien à vous reprocher… Mais il n’est plus question maintenant du Great-Eyry… Le jour où le gouvernement tiendrait à forcer son enceinte, il lui suffirait de ne point regarder à la dépense, et, avec quelques milliers de dollars, il obtiendrait satisfaction.
– C’est mon avis…
– Cependant, ajouta M. Ward, je crois qu’il est plus utile de mettre la main sur le fantastique personnage qui nous a constamment échappé !… Ce serait œuvre de police et de bonne police !…
– Les rapports ne l’ont pas signalé de nouveau ?…
– Non, et, bien qu’il y ait tout lieu de croire qu’il manœuvrait sous les eaux du Kirdall, il a été impossible de reprendre sa piste. C’est à se demander s’il n’a pas encore la faculté de se rendre invisible, ce Protée de la mécanique !
– En tout cas, s’il n’a pas ce don, répondis-je, il est probable qu’il ne se laisse jamais voir que si cela lui convient.
– Juste, Strock, et, à mon avis, il n’y a qu’un moyen d’en finir avec cet original : c’est de lui offrir un tel prix de son appareil qu’il ne puisse se refuser à le vendre ! »
M. Ward avait raison. Aussi est-ce dans ce sens que le gouvernement allait faire une tentative pour entrer en pourparlers avec ce « héros du jour », et jamais créature humaine mérita-t-elle plus justement cette qualification !… La presse aidant, l’extraordinaire personnage ne manquerait pas d’apprendre ce qu’on voulait de lui… Il connaîtrait les conditions exceptionnelles auxquelles on lui proposerait de livrer son secret…
« Et, de vrai, concluait M. Ward, en quoi cette invention lui serait-elle d’une utilité personnelle ?… N’aurait-il pas tout avantage à en tirer profit ?… Il n’y a aucune raison pour que cet inconnu soit un malfaiteur qui, grâce à sa machine, défierait toute poursuite ! »
Cependant, d’après ce que venait de me dire mon chef, on était décidé en haut lieu à employer d’autres procédés pour réussir. La surveillance exercée par de nombreux agents sur les routes, les fleuves, les rivières, les lacs et aussi les parages voisins, n’avait produit aucun résultat. Et, sauf le cas possible, après tout, où l’inventeur eût péri avec sa machine dans quelque dangereuse manœuvre, si on ne le voyait plus, c’est qu’il entendait ne plus se laisser voir… Or, depuis l’accident de la goélette Markel sur le Kirdall, aucune nouvelle n’était parvenue à l’hôtel de la police, et l’affaire n’avait point avancé d’un pas. Voilà ce que me répéta M. Ward, et il ne cherchait guère à cacher son désappointement.
Oui ! désappointement, déception, et, en somme, difficultés de plus en plus graves d’assurer la sécurité publique ! Allez donc poursuivre les malfaiteurs quand ils seront devenus insaisissables sur terre et sur mer !… Allez donc les poursuivre sous les eaux !… Et, lorsque les ballons dirigeables auront atteint leur dernier degré de perfection, allez donc poursuivre les bandits à travers l’espace !… Et j’en arrivai à me demander si, quelque jour, mes collègues et moi, nous ne serions pas réduits à l’impuissance, à l’inactivité, et si tous les policiers, devenus inutiles, ne seraient pas définitivement mis à la retraite !…
À cet instant me revint le souvenir de la lettre reçue une dizaine de jours avant, – cette lettre datée du Great-Eyry, qui me menaçait dans ma liberté, même dans ma vie, si je renouvelais ma tentative !… Je me rappelai aussi le singulier espionnage dont j’avais été l’objet. Depuis, aucune autre lettre de ce genre. Quant aux deux individus suspects, aucune rencontre avec eux. La vigilante Grad, toujours aux aguets, ne les avait pas vus reparaître devant la maison.
Je me demandai s’il ne vaudrait pas mieux mettre M. Ward dans la confidence. Mais, à bien réfléchir, l’affaire du Great-Eyry ne présentait plus d’intérêt. L’ « autre » en avait effacé jusqu’au souvenir… Très probablement les campagnards du district n’y songeaient guère, puisque les phénomènes, cause de leur épouvante, ne s’étaient pas renouvelés, et ils vaquaient tranquillement à leurs occupations habituelles.
Je me réservai donc de ne communiquer cette lettre à mon chef que si les circonstances l’exigeaient plus tard. D’ailleurs, il n’aurait vu là qu’une farce de mauvais plaisant.
Reprenant alors la conversation, interrompue pendant quelques minutes, M. Ward me dit :
« Nous allons essayer d’entrer en communication avec cet inventeur, et de traiter avec lui… Il a disparu, ce n’est que trop vrai, mais il n’y a pas de raison pour qu’il ne reparaisse un jour ou l’autre et que sa présence ne soit de nouveau signalée sur un point quelconque du territoire américain… C’est vous, Strock, que nous avons choisi, et, au premier avis, tenez-vous prêt à partir sans perdre une heure. Ne sortez que pour venir à l’hôtel de la police, où vous recevrez nos dernières instructions, s’il y a lieu…
– Je me conformerai à vos ordres, monsieur Ward, répondis-je, et je serai prêt à quitter Washington pour n’importe quelle destination au premier signal… Mais une question que je me permets de vous poser : devrai-je agir seul, ou ne conviendrait-il pas de m’adjoindre… ?
– C’est ainsi que je l’entends, dit M. Ward en m’interrompant.
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