À perte de vue s’étendait une agglomération de petites huttes en terre, capricieusement établies, dans lesquelles fourmillait tout un monde de petits rongeurs. Là vivaient en troupe des milliers d’écureuils, de cette espèce plus particulièrement connue en Amérique sous l’appellation vulgaire de « chiens des prairies ». Si ce nom leur a été donné, ce n’est point que ces animaux ressemblent en quoi que ce soit à n’importe quel type de la race canine. Non, c’est pour la raison qu’ils font entendre comme un jappement de roquet. Et, en vérité, tandis que nous filions au grand trot, c’était à se boucher les oreilles !

Il n’est pas rare de rencontrer aux États-Unis de telles populeuses cités de quadrupèdes. Entre autres les naturalistes citent celle de Dog-Ville, la bien nommée, qui compte plus d’un million d’habitants à quatre pattes.

Ces écureuils, qui vivent de racines, d’herbes et aussi de sauterelles, dont ils se montrent très friands, sont d’ailleurs inoffensifs, mais hurleurs à rendre sourd.

Le temps s’est maintenu beau, avec une brise un peu fraîche. En réalité, il ne faut pas croire que, sous cette latitude du 35e degré, le climat soit relativement chaud dans les États des deux Carolines. La rigueur des hivers y est souvent excessive. Nombre d’orangers périssent par le froid, et le lit de la Sarawba est parfois encombré de glaçons.

Dès l’après-midi, la chaîne des Montagnes Bleues, à la distance de six milles seulement, apparut sur un large périmètre. Son arête se dessinait nettement sur un fond de ciel assez clair que sillonnaient de légers nuages. Très boisée à sa base, où s’enchevêtrait la ramure des conifères ; quelques arbres se dessinaient aussi en avant des roches noirâtres d’aspect bizarre. Çà et là se dressaient divers pics aux formes étranges, que, sur la droite, le Black-Dome{2} dépassait de sa tête gigantesque, par instants tout étincelante de rayons solaires.

« Est-ce que vous avez fait l’ascension de ce dôme, monsieur Smith ?… demandai-je.

– Non, me répondit-il, mais on assure qu’elle est assez difficile. Du reste, quelques touristes sont montés jusqu’à son sommet, et, de sa pointe, d’après ce qu’ils ont rapporté, le regard ne peut rien voir à l’intérieur du Great-Eyry.

– C’est la vérité, déclara le guide Harry Horn, et je l’ai constaté par moi-même.

– Peut-être, observai-je, le temps n’était-il pas favorable…

– Très pur, au contraire, monsieur Strock, mais les bords du Great-Eyry sont trop élevés et arrêtent la vue.

– Allons ! s’écria Smith, je ne serai pas fâché de mettre enfin le pied où personne ne l’a pu mettre encore ! » En tout cas, ce jour-là, le Great-Eyry paraissait tranquille, et il ne s’en échappait ni vapeurs ni flammes. Vers cinq heures, notre attelage fit halte à la ferme de Wildon, dont les gens vinrent au-devant de leur maître. C’était là que nous devions passer cette dernière nuit.

Aussitôt les chevaux furent dételés et conduits à l’écurie, où ils trouveraient du fourrage en abondance, et la voiture s’abrita dans la remise. Le conducteur attendrait notre retour.

D’ailleurs, M. Smith ne doutait pas que la mission se serait accomplie à la satisfaction générale, lorsque nous rentrerions à Morganton.

Quant au fermier de Wildon, il nous assura que rien d’extraordinaire ne s’était passé au Great-Eyry depuis quelque temps.

On soupa à la table commune avec le personnel de la ferme, et notre sommeil ne fut aucunement troublé pendant la nuit.

Le lendemain, dès l’aube, allait commencer l’ascension de la montagne. La hauteur du Great-Eyry ne dépasse pas dix-huit cents pieds – altitude modeste – en somme, la moyenne de cette chaîne des Alleghanys. Nous pouvions donc compter que la fatigue ne serait pas grande. Quelques heures devaient suffire à atteindre l’arête supérieure du massif. Il est vrai, peut-être se présenterait-il des difficultés de route, précipices à franchir, obstacles à tourner au prix d’un cheminement périlleux ou pénible. Cela, c’était l’inconnu, l’aléa de notre tentative. On le sait, nos guides n’avaient pu nous renseigner à cet égard. Ce qui m’inquiétait, c’est que, dans le pays, l’enceinte du Great-Eyry passait pour être infranchissable. En somme, le fait n’avait jamais été constaté, et il y avait toujours cette chance que la chute du bloc eût laissé une brèche dans l’épaisseur du cadre rocheux.

« Enfin, me dit M. Smith, après avoir allumé la première pipe des vingt qu’il fumait par jour, nous allons partir et du bon pied. Quant à la question de savoir si cette ascension demandera plus ou moins de temps…

– Dans tous les cas, monsieur Smith, demandai-je, nous sommes bien résolus à mener notre enquête jusqu’au bout ?

– Résolus !monsieur Strock.

– Mon chef m’a chargé d’arracher ses secrets à ce diable de Great-Eyry…

– Nous les lui arracherons, de gré ou de force, répliqua M. Smith en prenant le ciel à témoin de sa déclaration, et quand nous devrions les aller chercher jusque dans les entrailles de la montagne.

– Comme il se peut que notre excursion se prolonge audelà de cette journée, ajoutai-je, il est prudent de se munir de vivres…

– Soyez sans inquiétude, monsieur Strock, nos guides ont pour deux jours de provisions dans leur carnier et nous ne partons point les poches vides… D’ailleurs, si je laisse le brave Nisko à la ferme, j’emporte mon fusil. Le gibier ne doit pas manquer dans la zone boisée et au fond des gorges des premières ramifications… Nous battrons le briquet pour faire cuire notre chasse, à moins qu’il ne se trouve là-haut un feu tout allumé…

– Tout allumé… monsieur Smith ?

– Et pourquoi non, monsieur Strock ?… Ces flammes, ces superbes flammes qui ont tant effrayé nos campagnards !… Sait-on si leur foyer est absolument refroidi, si quelque feu ne couve pas sous la cendre ?… Et puis, s’il y a un cratère intérieur, c’est qu’il y a un volcan, et un volcan est-il toujours si bien éteint qu’on n’y trouve plus un bout de braise ?… Franchement, ce serait un triste volcan qui n’aurait plus assez de feu pour durcir un œuf ou griller une pomme de terre !… Enfin, je le répète, nous verrons… nous verrons ! »

Là-dessus, en ce qui me concerne, j’avouerai n’avoir aucune opinion faite. J’avais reçu l’ordre d’aller reconnaître ce qu’était ce Great-Eyry !… S’il n’offrait aucun danger, eh bien, on le saurait et on serait rassuré. Mais, au fond, et ce sentiment n’est-il pas très naturel chez un homme possédé du démon de la curiosité, j’eusse été heureux, pour ma satisfaction personnelle et pour le retentissement qu’en retirerait ma mission, que le Great-Eyry fût un centre de phénomènes dont je découvrirais la cause !

Voici en quel ordre allait s’effectuer notre ascension : les deux guides en avant, chargés de choisir les passes praticables ; Elias Smith et moi cheminant l’un près de l’autre ou l’un après l’autre suivant la largeur des sentes.

Ce fut par une étroite gorge, d’inclinaison peu accusée, que Harry Horn et James Bruck s’aventurèrent tout d’abord. Elle sinuait le long de talus assez raides où s’entremêlaient, dans un inextricable fouillis, nombre d’arbustes à baies conifères, à feuilles noirâtres, larges fougères, groseilliers sauvages, à travers lesquels il eût été impossible de se frayer un passage.

Tout un monde d’oiseaux animait ces masses forestières. Parmi les plus bruyants, des perroquets, jacassant à plein bec, remplissaient l’air de leurs cris aigus.