C’est à peine si l’on entendait les écureuils filer entre les buissons, bien qu’ils fussent là par centaines.

Le cours du torrent auquel cette gorge servait de lit sinuait capricieusement en remontant les croupes de la chaîne. Durant la saison des pluies ou à la suite de quelque gros orage, il devait rebondir, en tumultueuses cascades. Mais, de fait, il ne pouvait être alimenté que par les eaux du ciel, et, si nous n’en trouvions trace, cela indiquait bien qu’il ne prenait pas source dans les hauteurs du Great-Eyry.

Après une demi-heure de cheminement, la montée devint si dure qu’il fallait obliquer tantôt à droite, tantôt à gauche et s’allonger de multiples détours. La gorge devenait véritablement impraticable, le pied n’y rencontrait plus un point d’appui suffisant. Il eût été nécessaire de s’accrocher aux touffes d’herbes, de ramper sur les genoux, et, dans ces conditions, notre ascension ne se fût pas terminée avant le coucher du soleil…

« Ma foi, s’écria M. Smith en reprenant haleine, je comprends que les touristes du Great-Eyry aient été rares… si rares même qu’il n’y en a jamais eu à ma connaissance !…

– Le fait est, répondis-je, que ce seraient bien des fatigues pour un mince résultat !… Et si nous n’avions des raisons particulières de mener à bonne fin notre tentative…

– Rien de plus vrai, déclara Harry Horn, et mon camarade et moi, qui sommes plusieurs fois montés au sommet du Black-Dome, nous n’avons jamais rencontré tant de difficultés !…

– Difficultés qui pourraient bien devenir des obstacles ! » ajouta James Bruck.

La question, maintenant, était de décider par quel côté nous chercherions une route oblique. À droite, à gauche se dressaient des massifs touffus d’arbres et d’arbustes. En somme, le vrai était de s’aventurer là où les pentes seraient moins accusées. Peut-être, à travers la partie boisée, après en avoir franchi la lisière, mes compagnons et moi pourrions-nous marcher d’un pied plus sûr. Dans tous les cas, on n’irait point en aveugles. Toutefois, il convenait de ne pas l’oublier, les versants orientaux des Montagnes Bleues ne sont guère praticables sur toute l’étendue de la chaîne, sous l’inclinaison d’une cinquantaine de degrés.

Quoi qu’il en soit, le mieux était de s’en rapporter à l’instinct spécial de nos deux guides, particulièrement de James Bruck. Je crois que ce brave garçon en aurait remontré à un singe pour l’adresse, à un isard pour l’agilité. Par malheur, ni Elias Smith ni moi n’aurions pu nous hasarder là où se hasardait cet audacieux.

Cependant, en ce qui me concerne, j’espérais ne pas rester en arrière, étant grimpeur de ma nature, et très habitué aux exercices corporels. Partout où passerait James Bruck, j’étais résolu à passer aussi, dût-il m’en coûter quelques dégringolades. Mais il n’en était pas de même du premier magistrat de Morganton, moins jeune, moins vigoureux, plus grand, plus gros de taille, et de pas moins assuré. Visiblement, jusqu’alors, il avait fait tous ses efforts pour ne pas s’attarder. Parfois il soufflait comme un phoque, et, malgré lui, je l’obligeais à reprendre haleine.

Bref, il nous fut démontré que l’ascension du Great-Eyry exigerait plus de temps que nous ne l’avions estimé. Nous avions pensé avoir atteint le cadre rocheux avant onze heures, et, certainement, lorsque midi sonnerait, nous en serions encore à quelques centaines de pieds.

En effet, vers dix heures, après tentatives réitérées pour découvrir des routes praticables, après nombreux détours et retours, l’un des guides donna le signal de halte. Nous nous trouvions à la lisière supérieure de la partie boisée, et les arbres, plus espacés, permettaient aux regards de s’étendre jusqu’aux premières assises du Great-Eyry.

« Eh ! eh ! fit M. Smith, en s’accotant contre un gros latanier, un peu de répit, de repos, et même de repas, ne me serait pas désagréable !…

– Pendant une heure, répondis-je.

– Oui, et, après nos poumons et nos jambes, à notre estomac de travailler ! »

Nous fûmes tous d’accord à ce sujet. Il importait de reconstituer nos forces. Ce qui devait prêter à quelque inquiétude, c’était l’aspect que présentait alors le flanc de la montagne jusqu’au pied du Great-Eyry. Au-dessus de nous s’étendait une de ces parties dénudées qui sont désignées sous le terme de « blads » dans le pays. Entre ses roches abruptes ne se dessinait aucun sentier.

Cela ne laissait pas de préoccuper nos guides, et Harry Horn de dire à son camarade : « Ce ne sera pas commode…

– Peut-être impossible » répondit James Bruck. Cette réflexion me causa un véritable dépit. Si je redescendais sans même avoir pu gagner le Great-Eyry, ce serait le complet insuccès de ma mission, sans parler d’une curiosité que je n’aurais pu satisfaire !… Et, lorsque je me représenterais devant M. Ward, honteux et confus, je ferais triste mine ! On ouvrit les carniers, on se réconforta de viande froide et de pain. On puisa aux gourdes avec modération. Puis, ce repas achevé – il n’avait pas duré une demi-heure –, M. Smith se leva, prêt à se remettre en route.

James Bruck prit la tête et nous n’avions qu’à le suivre, en tâchant de ne point rester en arrière.

On avançait lentement. Nos guides ne cachaient point leur embarras, et Harry Horn alla en avant reconnaître quelle direction il convenait de prendre définitivement.

Son absence dura vingt minutes environ. Lorsqu’il fut de retour, il indiqua le nord-ouest et nous reprîmes la marche. C’est de ce côté que pointait le Black-Dome à une distance de trois ou quatre milles. On le sait, il eût été inutile d’en faire l’ascension, puisque, de sa cime, même avec une puissante lunette, l’œil ne pouvait rien apercevoir de l’intérieur du Great-Eyry.

La montée était fort pénible, lente, surtout le long de ces talus glissants, semés de quelques arbrisseaux et de grosses touffes végétales.