La nuit approche.
Il sort.
SCÈNE III
Le sommet de la Jungfrau.
Entre la PREMIÈRE DESTINÉE.
La lune se lève, ronde, vaste, radieuse,
Et sur les neiges que le commun des mortels
N'a jamais foulées, nous marchons dans la nuit
Sans laisser de traces : sur la mer sauvage,
L'océan de glace de la montagne gelée,
Nous effleurons ses lames découpées
Rappelant l'écume d'une tempête déferlante
Soudain pétrifiée – un tourbillon de mort :
Œuvre d'un tremblement de terre – où les nuages
Se posent pour reprendre leur souffle –
Cette cime vertigineuse et fantastique
Est sacrée à nos fêtes et à nos veilles ;
Là, j'attends mes sœurs, sur le chemin qui mène
Au palais d'Arimanes – car cette nuit
Est celle de notre grande fête – Étrange qu'elles n'arrivent pas.
Une voix chante au-dehors.
Captif l'usurpateur
Du trône renversé
Gisait en proie à la torpeur
Solitaire et délaissé.
J'ai surgi dans son rêve
Rompu ses chaînes
Rallié ses gens sans trêve
Le revoici Tyran et haine !
En gage de sa reconnaissance le sang
D'un million d'hommes sera versé
Une nation entière terrassée
Puis il fuira, désespéré et impuissant.
Une seconde voix, au-dehors.
Le navire, rapide, poursuivait son voyage
Mais je n'ai épargné ni voile ni mât
La coque et le pont ont volé en éclats
Pas un malheureux n'a survécu pour pleurer son naufrage
Si, un seul, je l'ai retenu par un cheveu en pleine mer,
Sujet digne de mon intervention : traître sur terre
Pirate sur les eaux – je l'ai sauvé aussitôt
Pour qu'en mon nom il perpétue le chaos !
PREMIÈRE DESTINÉE, en réponse.
La cité repose endormie
L'aube va bientôt se lever et
Verser sur elle ses larmes de regret :
Lentement, obstinément,
La peste noire l'a survolée.
Des milliers gisent humblement.
Des dizaines de milliers bientôt périront.
Les vivants déserteront
Les malades qu'ils devraient chérir
Mais rien ne pourra vaincre
Le mal qui les a frappés.
L'angoisse et la douleur,
Le mal et l'épouvante
Étreignent une nation ;
Les morts eux sont bénis
Car ils échappent au spectacle
De leur propre désolation ;
L'œuvre de cette nuit –
La ruine de ce royaume – fruit de ma volonté –
Je la perpétue depuis des siècles et je sévirai encore et encore !
Entrent la deuxième et la troisième destinées.
TROISIÈME DESTINÉE.
En nos mains le cœur des hommes,
Et sous nos pas leurs tombes ;
Nous dotons nos esclaves d'une âme
À seule fin qu'ils nous la rendent.
PREMIÈRE DESTINÉE.
Sois la bienvenue ! Où est Némésis ?
TROISIÈME DESTINÉE.
Occupée à quelque grand œuvre ;
De quelle nature, je l'ignore,
Car mes propres mains étaient pleines.
TROISIÈME DESTINÉE.
Regarde, elle arrive.
Entre Némésis.
PREMIÈRE DESTINÉE.
Où étais-tu ?
Mes sœurs et toi avez tardé ce soir.
NÉMÉSIS.
J'ai dû réparer des trônes brisés,
Marier des fous, rétablir des dynasties,
Venger des hommes de leurs ennemis,
Puis semer le remords dans leur âme,
Frapper les sages de folie ; de la léthargie
Faire naître de nouveaux oracles
Pour reprendre les rênes du monde –
Car l'influence des anciens tarissait
Et les mortels commençaient à penser par eux-mêmes,
À juger les rois,
Parler de Liberté, le fruit défendu – Allons !
L'heure a sonné. Chevauchons nos nuées !
Elles sortent.
SCÈNE IV
Le palais d'Arimanes.
Arimanes sur son trône, un globe de feu ; les esprits l'entourent.
HYMNE DES ESPRITS.
Salut à toi, notre Maître ! Prince de l'Air et de la Terre !
Qui foule les nuées et les eaux – le sceptre des Éléments
Dans sa main, le chaos suspendu à sa poigne de fer !
Souffle-t-il – une tempête déchaîne l'océan,
Parle-t-il – les nuées en écho renvoient le tonnerre,
Son regard s'arrête-t-il – les rayons du soleil s'éteignent promptement,
S'anime-t-il – le monde est dévasté par un tremblement de terre.
Les volcans s'éveillent en son sillage,
Son ombre plane comme la Peste : les comètes
Dans le crépitement du ciel annoncent son passage,
Et le feu de sa colère réduit en cendres les planètes.
Chaque jour, la guerre lui offre ses sacrifices,
La Mort lui rend hommage, la Vie
Lui appartient dans une éternité de supplices,
Ainsi que l'esprit de tout ce qui vit !
Entrent les Destinées et Némésis.
PREMIÈRE DESTINÉE.
Gloire à Arimanes ! Sur la terre
Son pouvoir grandit – Mes sœurs se sont
toutes deux inclinées devant lui, et je n'ai
Pas non plus failli à mon devoir !
DEUXIÈME DESTINÉE.
Gloire à Arimanes ! Nous qui
Faisons courber l'échine aux hommes,
Nous prosternons face à son trône !
TROISIÈME DESTINÉE.
Gloire à Arimanes ! De lui,
Nous n'attendons qu'un signe.
NÉMÉSIS.
Souverain des rois ! Nous t'appartenons,
Comme tout ce qui vit, plus ou moins, t'appartient,
Et pour beaucoup sans concession ;
Accroître notre pouvoir en renforçant le tien
Exige de nous une grande vigilance,
Et nous sommes diligents – Nous avons suivi
À la lettre tes derniers commandements.
Entre Manfred.
UN ESPRIT.
Qui va là ?
Un mortel ! Toi, malheureuse et maudite créature,
Prosterne-toi et adore !
DEUXIÈME ESPRIT.
Je connais cet homme –
Un mage d'une grande puissance
Et aux pouvoirs redoutables !
TROISIÈME ESPRIT.
Prosterne-toi et adore, esclave ! Comment,
Ignores-tu
Ton souverain et le nôtre ? Tremble et obéis !
TOUS LES EPRITS.
Prosterne-toi, créature d'argile,
Maudit
Enfant de la Terre ! ou tu peux craindre le pire.
MANFRED.
Je le sais ;
Et pourtant, voyez, je ne m'agenouille pas.
QUATRIÈME ESPRIT.
Tu y viendras.
MANFRED.
Oh, mais je sais déjà. Sur la terre, combien de nuits
Ne me suis-je incliné face contre terre,
Pour recouvrir mon visage de cendres ; j'ai touché
Le fin fond de l'humiliation – car
J'ai sombré devant la vanité de mon désespoir, et ma propre désolation
M'a mis à genoux.
CINQUIÈME ESPRIT.
Tu oses
Refuser à Arimanes sur son trône
Ce que la terre entière lui accorde,
Ignorant les foudres de sa Gloire ?
À terre, te dis-je !
MANFRED.
Ordonne-lui donc de s'incliner devant ce
Qui le dépasse
L'Infini tout puissant – Créateur
Qui ne l'a pas conçu pour être adoré – qu'il s'agenouille,
Et je me joindrai à lui.
LES EPRITS.
Qu'on écrase ce ver !
Qu'on le réduise en miettes !
PREMIÈRE DESTINÉE.
Hors d'ici ! Arrêtez ! Il m'appartient.
Prince des Pouvoirs invisibles ! Cet homme
N'a rien d'ordinaire, son maintien
Et sa présence en témoignent : il a traversé
Des souffrances d'une nature immortelle – semblables
Aux nôtres ; il est doté d'un savoir, de pouvoirs, d'une volonté –
Aussi vastes que le permet l'argile
Qui entrave l'essence éthérée –
Rarement rencontrés chez les êtres de chair. Ses aspirations
Ont toujours dépassé celles du commun des mortels,
Et n'ont fait que lui enseigner ce que nous savons :
La connaissance n'est pas source de bonheur,
Et la science n'est jamais qu'une autre forme d'ignorance.
Ce n'est pas tout – Les passions, attributs
De la Terre et des Cieux, dont pas une puissance, pas un être,
Pas une âme n'est exempt, depuis le ver jusqu'aux êtres plus nobles,
Ont pénétré son cœur, faisant de lui une créature qui,
Si elle n'éveille en moi aucune pitié, me pousse à pardonner
Ceux à qui elle en inspire. Il m'appartient –
Comme il peut vous appartenir ; quoi qu'il en soit,
Pas un esprit ici-bas n'est doté
D'une âme comparable à la sienne ou d'un pouvoir
À même de l'assujettir.
NÉMÉSIS.
Que fait-il donc ici ?
PREMIÈRE DESTINÉE.
Qu'il réponde lui-même à cette question.
MANFRED.
Vous savez ce que j'ai appris et n'eussé-je aucun pouvoir
Je ne pourrais être parmi vous : mais il est
Des pouvoirs encore plus grands qui nous dépassent –
Ce sont eux que je viens invoquer
Car eux seuls peuvent répondre à ma quête.
NÉMÉSIS.
Quelle est-elle ?
MANFRED.
Tu ne peux y répondre.
Réveille les morts – c'est à eux qu'elle s'adresse.
NÉMÉSIS.
Grand Arimanes, consens-tu à exaucer
Les vœux de ce mortel ?
ARIMANES.
J'y consens.
NÉMÉSIS.
Quel fantôme souhaites-tu invoquer ?
MANFRED.
Un être sans sépulture – Appelle Astarté.
NÉMÉSIS.
Toi, Ombre ou Esprit !
Quoi que tu sois ;
Toi dont la forme originelle
Et le moule d'argile
Retournés à la terre
Marquent encore ton être,
Reviens à la lumière !
Revêts ce que tu portais,
Retrouve le cœur, la silhouette
Le visage qui étaient les tiens
Libère-les de la poussière.
Viens ! Montre-toi ! Apparais !
Celui qui t'a précipité dans l'au-delà
Réclame ici ta présence.
Le fantôme d'Astarté s'élève et se tient au milieu de la scène
MANFRED.
Est-ce la mort ? Le rose qui teinte ses joues
Ne trahit pas la vie
Mais plutôt la fièvre – tel le rouge singulier
Dont l'automne pare la feuille morte.
Je la reconnais ! Oh, seigneur ! Combien je redoute
De lever les yeux sur elle – Mon Astarté ! – Non,
Mes lèvres restent muettes – mais implorez-la de me parler –
Qu'elle me pardonne ou me condamne.
NÉMÉSIS.
Par le pouvoir qui t'a libérée du tombeau
Parle à celui que tu viens d'entendre
Ou à ceux qui t'ont invoquée.
MANFRED.
Elle choisit le silence,
Mais son silence vaut mieux qu'une réponse.
NÉMÉSIS.
Mes pouvoirs s'arrêtent là. Prince de l'Air !
Tout repose maintenant sur toi – commande à sa voix.
ARIMANES.
Esprit – Obéis à ce sceptre !
NÉMÉSIS.
Elle reste muette !
Elle n'est pas des nôtres, mais appartient
À un autre ordre. Mortel ! Ta quête reste vaine
Et nous-mêmes nous avouons vaincus.
MANFRED.
Par pitié, entends-moi !
Astarté ! Ma bien-aimée ! Parle-moi :
J'ai tant souffert et souffre tant encore –
Regarde-moi. Le tombeau ne t'a pas plus altérée
Que je ne peux l'être à tes yeux. Tu m'as
Trop aimé, comme moi je t'ai aimée. Nous n'étions pas faits
Pour nous infliger un tel supplice – même si notre amour
Était marqué du sceau du plus mortel des péchés.
Dis-moi que tu ne me hais point et que je suis seul à porter
Ce fardeau pour deux – que tu feras partie
Des élus et que je mourrai ;
Car jusqu'ici les phénomènes les plus odieux ont conspiré
À me maintenir en vie – une vie
À me faire haïr l'immortalité –
Un futur à l'image du passé. Je ne connais pas de repos.
J'ignore la nature de ma demande ou de ma quête ;
Je ressens seulement ce que tu es, ce que je suis ;
Je voudrais entendre, une dernière fois avant de mourir,
La voix qui fut ma musique – Parle-moi !
Car je t'ai appelée dans l'immobilité de la nuit,
Affolant les oiseaux endormis dans le silence des rameaux ;
Réveillant les loups des montagnes, et les grottes
Me renvoyaient l'écho familier de ton nom vainement répété –
Ils furent nombreux à me répondre –
Esprits et hommes – mais tu restais murée dans le silence.
Cependant aujourd'hui parle-moi ! J'ai gardé le regard rivé sur les étoiles,
J'ai scruté les nuées, en vain, à ta recherche.
Parle-moi ! J'ai parcouru la terre,
Sans jamais trouver quelqu'un à ton image. Parle-moi !
Regarde les ennemis qui nous entourent – ils compatissent :
Je ne les crains pas, je ne frémis que pour toi.
Parle-moi ! Même sous le feu de la colère – dis-moi –
Quoi, je l'ignore – mais laisse-moi entendre ta voix
Encore une fois, une seule et dernière fois !
LE FANTÔME D'ASTARTÉ.
Manfred !
MANFRED.
Encore, encore !
Je ne vis que pour ce son – ta voix,
C'est bien ta voix !
LE FANTÔME.
Manfred ! Demain
Tes maux terrestres prendront fin.
Adieu !
MANFRED.
Encore un mot, un seul – m'as-tu
Pardonné ?
LE FANTÔME.
Adieu !
MANFRED.
Dis-moi, nous retrouverons-nous un jour ?
LE FANTÔME.
Adieu !
MANFRED.
Un mot, par pitié !
Dis-moi que tu m'aimes.
LE FANTÔME.
Manfred !
Le fantôme d'Astarté disparaît
NÉMÉSIS.
Elle est partie et ne reviendra plus :
Ses paroles seront entendues. Retourne à la terre.
UN ESPRIT.
Il est saisi de convulsions – Voilà ce que gagne un mortel
À vouloir franchir les frontières de la mortalité.
UN AUTRE ESPRIT.
Voyez cependant, il se ressaisit, et
Soumet
Son supplice à la force de sa volonté.
Eût-il été des nôtres, il aurait fait
Un esprit redoutable.
NÉMÉSIS.
As-tu d'autres questions à poser
À notre grand Souverain ou ses adorateurs ?
MANFRED.
Aucune.
NÉMÉSIS.
Alors, pour un temps, adieu.
MANFRED.
Nous sommes appelés à nous revoir ? Où ? Sur la Terre ?
Ce sera selon ta volonté ; et pour la grâce que tu m'as accordée,
Je te reste redevable. Adieu !
Manfred sort.
Le rideau tombe.
ACTE III
SCÈNE I
Une salle dans le château de Manfred.
Manfred et Herman.
MANFRED.
Quelle heure est-il ?
HERMAN.
Une heure à peine nous sépare du couchant,
Promesse d'un magnifique crépuscule.
MANFRED.
Dis-moi,
Tout a-t-il été disposé dans la tour
Selon mes ordres ?
HERMAN.
Oui, seigneur, tout est prêt.
Voici la cassette et la clef.
MANFRED.
Bien : tu peux te retirer.
Herman sort.
MANFRED. (seul)
Un calme étrange m'envahit,
Une paix inexplicable que je n'avais encore
Jamais eu le plaisir de goûter de mon vivant.
Si j'ignorais que, de toutes nos illusions,
La philosophie est la plus vaine –
Le mot le plus creux du jargon scolastique
Qui ait résonné à nos oreilles – Je penserais
Avoir trouvé, en mon âme,
Le secret d'or, le “kalon” 1 tant recherché.
Cet état ne durera pas, mais je suis heureux
De l'avoir connu, ne serait-ce qu'une seule fois ;Mes pensées se sont enrichies d'une sensation nouvelle
Et j'inscrirai dans mes tablettes
Qu'un tel sentiment existe. Qui vient là ?
Herman paraît de nouveau.
Seigneur, l'Abbé de Saint Maurice souhaite ardemment
Vous saluer.
Entre l'Abbé de Saint Maurice.
L'ABBÉ.
La paix soit avec toi, Comte Manfred.
MANFRED.
Merci à toi, saint homme ! Bienvenue dans mon humble demeure.
Ta présence est un honneur et une bénédiction
Pour tous ceux qui l'habitent.
L'ABBÉ.
Puisse-t-il en être ainsi, Comte !
Mais je souhaiterais m'entretenir seul avec toi.
MANFRED.
Retire-toi Herman.
Que me vaut l'honneur de ta présence ?
L'ABBÉ.
Disons sans préambule que mon âge, mon zèle,
Ma fonction,
Et mes bonnes intentions me confèrent ce privilège ;
Ainsi que notre proche voisinage, même si nous nous connaissons peu.
D'étranges rumeurs de sacrilège
Circulent à ton sujet et portent atteinte à ton nom –
Un nom dont la noblesse remonte à des siècles :
Puisse celui qui en est aujourd'hui l'héritier
Le transmettre sans tache !
MANFRED.
Poursuis. Je suis tout ouïe.
L'ABBÉ.
Certains prétendent que tu as conversé avec les êtres
Dont le commerce est interdit aux mortels ;
Que tu es entré en communion avec les habitants des ténèbres,
Et les nombreux esprits du mal qui hantent la Vallée de la Mort.
Je ne suis pas sans savoir que tu ne partages guère tes pensées
Avec le genre humain, tes frères dans la création,
Et que tu vis reclus comme un ermite –
Plût à Dieu que ta solitude fût aussi sainte.
MANFRED.
Et qui profère de telles accusations ?
L'ABBÉ.
Mes frères pieux, les paysans en proie à la peur ;
Jusqu'à tes propres vassaux, qui lèvent sur toi
Leurs yeux affolés. Ta vie est en danger !
MANFRED.
Prends-la !
L'ABBÉ.
Je viens en sauveur, non en destructeur.
Dieu me préserve de fouiller les secrets de ton âme,
Mais s'il y a une part de vérité dans ces rumeurs, il est encore temps
Pour la pénitence et la miséricorde. Viens te réconcilier
Avec la véritable Église et, à travers elle, avec le Ciel.
MANFRED.
Je t'entends et voici ma réponse : ce que
Je suis ou ai été ne regarde que
Le Ciel et moi-même. Je refuse qu'un mortel
Me serve d'intermédiaire. J'ai péché selon
Vos lois ? Prouvez-le et punissez-moi !
L'ABBÉ.
Mon fils ! Je n'ai pas parlé de châtiment
Mais de pénitence et de pardon. Le choix
T'appartient encore. Pour ce qui est du pardon,
Nos institutions et la force de notre foi me confèrent
Le pouvoir de rendre plus aisé le chemin qui conduit du péché
À un espoir et à des pensées plus élevés ; Quant au châtiment,
Je m'en remets à Dieu. “La vengeance est mienne et mienne seulement !”
A dit le Seigneur, et son serviteur se fait l'humble écho de cette parole effroyable.
MANFRED.
Vieil homme ! Les hommes saints n'ont aucune influence,
Les prières aucun pouvoir, la pénitence
Nulle force purificatrice... Il n'est pas de regard,
De jeûne ou d'agonie, ou plus terrible encore,
De supplices inhérents au profond désespoir
Lié au remords qui ignore la peur de l'enfer -
Mais en lui-même suffisant pour faire du Paradis un enfer –
Capable d'exorciser de l'esprit affranchi des limites
La conscience de ses propres péchés, de ses fautes,
De ses souffrances, et d'apaiser la vengeance
Qu'il retourne contre lui-même ; il n'est pas de justice
Qui inflige de plus grands tourments
Que ceux que le condamné s'inflige à lui-même.
L'ABBÉ.
Tout cela est bien ;
Car le temps en aura raison pour laisser place
À un espoir prometteur, la confiance sereine
D'atteindre un jour ce lieu béni accessible à tous ceux
Qui aspirent à le rejoindre et à racheter ainsi
Leurs fautes terrestres, quelle qu'en soit la nature.
La rédemption commence avec la conscience
De sa nécessité. Continue et notre Église
T'enseignera tout ce qui est en son pouvoir,
Et tu seras absous de tous les péchés
Dignes de notre pardon.
MANFRED.
Alors que le sixième empereur de Rome voyait sa fin approcher,
Victime d'une blessure à lui-même infligée
Pour échapper aux tourments d'une exécution publique ordonnée
Par ces mêmes sénateurs jadis ses esclaves, un soldat,
En signe de sa fidèle compassion, aurait poussé le zèle
Jusqu'à contenir de sa robe le sang jailli de la gorge tranchée ;
Le Romain agonisant le repoussa et dit –
Son regard de mourant encore animé du feu impérial –
“Trop tard ! Est-ce là de la fidélité ?”
L'ABBÉ.
Que veux-tu dire ?
MANFRED.
Comme cet empereur romain, je te réponds :
“Trop tard !”
L'ABBÉ.
Il n'est jamais trop tard
Pour te réconcilier avec ton âme,
Et la ramener sur le chemin du Ciel. As-tu donc abandonné tout espoir ?
Voilà qui est étrange… Car même là-haut, les désespérés
S'inventent encore un rêve sur terre,
Et s'y accrochent tel un noyé à une branche fragile.
MANFRED.
Oui, mon père ! De telles visions,
Et de nobles aspirations ont animé ma jeunesse.
Je voulais assimiler l'esprit d'autres hommes,
Lumière des nations ; et m'élever
Sans savoir où, au risque de chuter ;
Mais chuter, telle la cataracte des montagnes qui
S'élance depuis ses hauteurs aveuglantes,
Jusqu'à l'écume bouillonnante de ses abysses,
(D'où jaillissent des colonnes de brume qui deviennent
Des nuages de pluie en touchant les nuées),
Où elle repose calme et majestueuse. Mais c'est du passé,
Mes pensées se sont fourvoyées.
L'ABBÉ.
Comment cela ?
MANFRED.
Dompter ma nature m'était impossible ; car celui
Qui veut gouverner doit d'abord servir ; il doit apaiser,
Intriguer, veiller sans repos, sonder tout lieu,
Et incarner un mensonge vivant, capable de régner sur les faibles –
Car la foule est faible ; Je me suis détourné du troupeau –
Dussé-je en être le chef – et des loups.
Le lion est solitaire, et je le suis aussi.
L'ABBÉ.
Et pourquoi ne pas vivre et agir avec d'autres hommes ?
MANFRED.
Parce que ma nature rejetait la vie ;
Elle n'était pas cruelle : je ne provoquais jamais
D'autre désolation que la mienne. Tel le vent,
Le souffle brûlant du Simoun le plus solitaire,
Qui n'aime que le désert, et balaie
Les sables stériles où ne pousse nul arbuste à détruire,
Et se plaît à courir sur les vagues arides et sauvages,
Ne cherchant aucune compagnie, ignoré de tous,
Mais fatal à ceux qui le rencontrent – Tel a été
Le cours de mon existence ; des êtres
Ont croisé mon chemin, et ces êtres ne sont plus.
L'ABBÉ.
Hélas !
Je commence à craindre que mon aide
Et mes prières ne puissent plus rien pour toi ; tu es si jeune pourtant,
Je voudrais…
MANFRED.
Regarde-moi ! Il y a sur terre
Des mortels qui vieillissent
Avant l'âge, et meurent avant maturité,
Sans la violence d'une mort guerrière ;
Certains meurent de plaisir, d'autres se tuent à l'étude,
Au travail, ou succombent à l'ennui ;
Certains sont frappés de maladie, ou de folie,
Tandis que d'autres ne survivent pas
À un cœur brisé ou consumé ;
C'est là un mal qui fait plus de victimes
Que n'en dénombrent les listes du Destin,
Sous une multitude de noms et d'apparences.
Regarde-moi ! car j'ai connu tous ces maux,
Et parmi eux, un seul aurait suffi ; ce n'est donc
Pas ce que je suis qui devrait te surprendre,
Mais le fait que je sois encore de ce monde.
L'ABBÉ.
Encore un mot cependant…
MANFRED.
Vieil homme ! Je respecte
Ton ordre et révère tes années ; Je crois
En la piété de ton dessein, mais il est vain :
Ne me juge pas grossier ; c'est toi
Que je souhaite épargner, bien plus que moi,
En mettant fin à notre conversation. Adieu, donc.
Manfred sort.
L'ABBÉ.
Tout le destinait à être une noble créature :
Son énergie extraordinaire aurait
Servi d'écrin à de glorieux éléments,
Eussent-ils été assemblés avec sagesse ; en l'état,
Il n'est qu'un effroyable chaos – de lumière et d'ombre,
D'esprit et de poussière, de passions et de pensées élevées
Qui se heurtent sans logique et sans fin,
Au souffle suspendu ou destructeur. Il périra –
Il ne le doit pas pourtant – Je ferai une dernière tentative,
Car il est digne de rédemption ; et mon devoir
Est de tout oser pour une cause qui le mérite.
Je le suivrai… Avec prudence mais sans faillir.
L'Abbé sort..
SCÈNE II
Une autre salle.
Manfred et Herman.
HERMAN.
Seigneur, vous m'avez prié de vous attendre au coucher du soleil :
Il sombre derrière la montagne.
MANFRED.
Vraiment ?
Je veux le contempler.
Manfred s'avance jusqu'à la fenêtre.
Astre glorieux ! Idole
De la nature originelle, et de la race vigoureuse
Des hommes sains, fils géants
De l'étreinte des Anges, avec un sexe
Les surpassant en beauté, responsable de la chute
Irrémédiable des esprits errants.
Toi, Orbe le plus glorieux ! Adoré avant même
La révélation du mystère de la création !
Toi, premier serviteur du Tout-Puissant,
Qui as réchauffé le cœur des bergers chaldéens,
Au sommet de leurs montagnes, jusqu'à ce qu'ils
Se répandent en oraisons ! Toi, Dieu de matière !
Et représentant de l'Inconnu –
Qui t'a choisi pour son ombre ! Toi Étoile souveraine !
Cœur d'une myriade d'étoiles ! Toi, qui as fait de la terre
Un lieu supportable, et adouci les couleurs
Et les âmes de tous ceux que baigne ta lumière !
Maître des saisons ! Monarque des climats,
Et de ceux qui les peuplent ! Car, proches ou lointains
Nos esprits innés portent tes reflets
Jusque dans leur apparence ; Tu te lèves,
Rayonnes, et te couches dans la gloire.
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