Mais je l’estime à un haut prix, comme de raison !

– En ce cas, Mr Delamayn vous tient sous le coup d’une obligation.

– Que je puis ne jamais acquitter.

– Que vous acquitterez un de ces jours et avec intérêts. Vous ne l’ignoreriez pas, si vous connaissiez quelque chose à la nature humaine.

Il n’avait pas achevé, que Mr Geoffrey Delamayn apparut, exactement comme était apparue miss Sylvestre, à l’entrée de la serre.

Lui aussi s’évanouit sans avoir été remarqué, toujours comme miss Sylvestre. Mais là s’arrête le parallèle. L’expression du visage de l’Honorable Geoffrey, en découvrant que la place était occupée, fut une expression de soulagement.

Arnold prit vivement la défense de son ami.

– Vous vous exprimez avec une certaine amertume, monsieur, répliqua-t-il au baronnet. Qu’a fait Geoffrey pour vous offenser ?

– Il se figure qu’il existe… voilà ce qu’il a fait, reprit sir Patrick. Ne me regardez pas avec cet air surpris. Je parle en général. Votre ami est le modèle des Anglais du temps présent. Je n’aime pas ce modèle du jeune Anglais. Je ne m’explique pas qu’on l’exalte comme un superbe produit national, parce qu’il est gros et fort, qu’il boit impunément de la bière et prend des douches d’eau froide pendant toute l’année. C’est trop glorifier, dans l’Angleterre actuelle, des qualités purement physiques, que l’Anglais possède en commun avec le sauvage et la brute. Les mauvais résultats de cette mode-là commencent à se faire sentir. Nous sommes plus empressés que jamais à mettre en pratique tout ce qu’il y a de grossier dans nos coutumes et à excuser tout ce qui est violent et brutal dans nos actes nationaux. Lisez les livres populaires et suivez les amusements populaires, vous trouverez au fond de tous un mépris croissant pour les grâces les plus aimables de la vie civilisée et une admiration ridicule des mérites de nos ancêtres bretons.

Arnold l’écoutait dans un état de profond étonnement. Il avait offert innocemment une occasion à sir Patrick de se décharger le cœur d’une vieille réserve d’aigreur et de protestations contre la société ; le flot n’avait pas trouvé d’issue depuis quelque temps.

– Avec quelle chaleur vous prenez cela ! s’écria-t-il, incapable de dissimuler sa surprise.

Sir Patrick recouvra immédiatement son calme ordinaire. L’expression d’étonnement si naturellement peinte sur le visage du jeune homme était irrésistible.

– Avec presque autant de chaleur, dit le baronnet, que si je poussais des hurrahs à une course de canots ou si je m’égosillais au-dessus d’un livre de paris, n’est-ce pas ? Ah ! nous nous échauffions tout aussi facilement lorsque nous étions jeunes ! Mais changeons encore de sujet. Je ne sais rien de particulièrement défavorable contre votre ami, Mr Delamayn. C’est la mode du jour de tenir ces hommes sains physiquement comme moralement sains par-dessus le marché. Le temps fera voir si l’idée du jour est la bonne. Ainsi donc, vous revenez chez lady Lundie après une visite faite en courant à vos propriétés ? Je le répète, c’est une extraordinaire façon d’agir pour un gentleman, possédant, comme vous, une propriété terrienne. Quelle est l’attraction qui vous ramène ici… hein ?

Avant qu’Arnold eût pu répondre, Blanche l’appela du bout de la pelouse. Le jeune homme rougit et s’élança vivement pour sortir. Sir Patrick inclina la tête comme un homme qui a obtenu la réponse qu’il souhaitait.

– Oh ! dit-il, c’est là l’attraction, n’est-ce pas ?

La vie de marin, menée par Arnold, l’avait laissé singulièrement ignorant des usages du monde sur la terre ferme. Au lieu d’accepter cette plaisanterie, il sembla confus. Des couleurs plus vives empourprèrent ses joues.

– Je n’ai pas dit cela, s’écria-t-il avec un peu d’impatience.

Sir Patrick étendit vers lui deux de ses doigts blancs et ridés, et caressa la joue du jeune marin :

– Si vraiment ! dit-il, et en lettres rouges, encore !

Le petit couvercle d’or se souleva sur la pomme de la canne d’ivoire, et le vieillard se gratifia lui-même pour cette jolie réponse d’une nouvelle prise de tabac.

Au même instant Blanche faisait son entrée en scène.

– Mr Brinkworth, dit-elle, je vais avoir besoin de vous, mon oncle, c’est à votre tour de jouer.

– Miséricorde ! s’écria sir Patrick. J’avais oublié le jeu.

Il regarda autour de lui et vit le maillet et la boule qu’il avait laissés sur la table.

– Où sont les modernes substituts de la conversation ? dit-il. Oh ! les voici !

Il fit rouler la boule jusque sur la pelouse et plaça le maillet sous son bras comme si c’eût été un parapluie.

– Quel est celui qui a dit le premier, grommelait-il, que la vie humaine était une chose sérieuse ! Me voici, moi, ayant déjà un pied dans la tombe, et la plus sérieuse question qui se présente à mon esprit pour le moment est celle-ci : réussirai-je à faire passer ma boule dans les cercles de fer ?

Arnold et Blanche étaient restés seuls.

Parmi les privilèges que la nature a accordés aux femmes, il n’en est certainement pas de plus enviable que celui qui les fait paraître plus belles lorsqu’elles regardent l’homme qu’elles aiment.

Les yeux de Blanche se tournèrent vers Arnold, après le départ de son oncle, et ni la hideuse mode du chignon renflé ni le chapeau en forme de tuile sur sa tête n’empêchèrent que le triple charme de la jeunesse, de la beauté et de la tendresse ne rayonnât sur son visage.

Arnold la contempla à son tour et se rappela qu’il allait partir par le premier train et qu’il la laissait au milieu de nombreux admirateurs, jeunes comme lui.

L’expérience de toute une quinzaine passée avec elle, sous le même toit, lui avait montré Blanche comme la plus charmante fille du monde. Il était possible qu’elle ne se considérât pas comme mortellement offensée s’il le lui disait. Il résolut de profiter de ce moment favorable.

Mais peut-on jamais mesurer l’abîme qui sépare l’intention de l’exécution ?

La résolution prise par Arnold de parler était aussi fermement arrêtée qu’une résolution peut l’être. Qu’en advint-il ? Hélas ! pauvre faiblesse humaine ! Il n’en advint rien, que le silence.

– Vous n’avez pas l’air à votre aise, Mr Brinkworth, dit Blanche.