J’attendrai jusqu’à la nuit… et vous me le direz quand vous viendrez dans ma chambre. Ne me regardez pas ainsi. Il faudra me le dire et voici un baiser pour vous, en attendant.
Elle rejoignit Arnold et recouvra toute sa gaieté dès qu’elle le regarda.
– Eh bien, avez-vous franchi les portes de fer ?
– Ne songez pas aux portes de fer. J’ai rompu la glace avec sir Patrick.
– Comment !… devant tout le monde ?
– Naturellement, non. J’ai pris rendez-vous avec lui pour lui parler ici.
Ils descendirent les marches en riant et allèrent prendre part au jeu.
Restée seule, Anne Sylvestre marcha lentement vers le fond de la serre. Un miroir, dans un cadre de bois sculpté, était fixé contre la muraille. Elle s’arrêta, regarda dans ce miroir, et frissonna en y voyant son image pâle.
– Le temps approche, dit-elle, où Blanche elle-même lira ce que je suis sur ce visage.
Soudain, elle poussa un cri sourd de désespoir, leva les bras au ciel, et s’appuya contre la muraille, la tête dans les mains, le dos tourné à la lumière.
À cet instant, un homme apparut au milieu d’un flot de soleil.
Cet homme était Geoffrey Delamayn.
4
TOUS LES DEUX
Il avança de quelques pas et s’arrêta.
Anne ne l’avait pas entendu. Elle ne bougeait pas.
– Je suis venu ainsi que vous l’avez exigé, dit-il. Mais, songez-y, ce n’est pas prudent.
Au son de cette voix, Anne se retourna, son visage changea d’expression tandis qu’elle quittait lentement le fond de la serre pour s’avancer vers Geoffrey, et ce changement révélait une ressemblance avec sa mère, ressemblance fatale qui n’était pas perceptible en d’autres moments.
Telle la mère avait regardé, au temps passé, l’homme qui l’avait reniée, telle la fille regardait Geoffrey Delamayn, avec le même calme terrible, avec le même terrible mépris.
– Eh bien ! demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire ?
– Monsieur, répondit-elle, vous êtes un des heureux de ce monde ; vous êtes le fils d’un noble ; vous êtes beau ; vous avez été populaire à votre collège ; vous êtes bien accueilli dans les meilleures maisons d’Angleterre ; êtes-vous encore autre chose que tout cela ? Êtes vous aussi un lâche ?
Il tressaillit, agita les lèvres comme pour parler, puis s’arrêta, et fit un effort pour éclater de rire.
– Allons ! dit-il, gardez votre calme.
La passion qu’Anne contenait avec tant de peine allait déborder.
– Que je reste calme ? répète-t-elle. Vous, entre tous les hommes, pouvez-vous vous attendre à ce que je conserve mon empire sur moi-même ? Quelle pauvre mémoire est donc la vôtre ! Avez-vous oublié le temps où j’étais assez folle pour penser que vous m’aimiez ?… assez folle pour croire que vous tiendriez votre promesse ?
Il persistait à chercher à prendre les choses en riant.
– Folle est un mot bien fort, miss Sylvestre.
– Folle est le mot propre ! Quand je me reporte en arrière et que je songe à ma folie… je ne puis me l’expliquer. Je ne me comprends pas. Qu’y avait-il en vous ? demanda-t-elle avec une surprenante explosion de mépris, pour captiver une femme telle que moi ?
L’inépuisable bonne humeur de Geoffrey devait résister même à l’épreuve de cette cruelle sortie. Il mit les mains dans ses poches et dit :
– Il est certain que je n’en sais rien.
Elle se détourna.
La franche brutalité de cette réponse ne l’avait pas offensée, mais accablée. Geoffrey, par ces mots stupides, venait de lui rappeler qu’elle n’avait personne à blâmer qu’elle-même. Elle ne pouvait accuser qu’elle de la position épouvantable dans laquelle elle se trouvait en ce moment.
C’est une triste, bien triste histoire ; il faut la dire.
Du vivant de sa mère, Anne avait été la plus douce et la plus aimable des enfants. Plus tard, confiée aux soins de la première lady Lundie, sa jeunesse s’était passée de façon si paisible qu’il semblait que le sommeil des passions devait toujours durer dans son cœur.
Elle avait ainsi vécu jusqu’au moment où elle était devenue femme. Et alors, quand le trésor de sa vie était si riche… dans un moment fatal… elle l’avait sacrifié à cet homme !…
Était-elle sans excuse ?
Non.
Elle l’avait vu sous un autre aspect qu’il n’avait plus.
Elle l’avait vu héros de la course sur la rivière, proclamé le premier entre tous, dans une épreuve de force et d’habileté qui soulevait l’enthousiasme de toute l’Angleterre.
Elle l’avait vu l’objet de l’intérêt de toute une nation ; l’idole consacrée par le culte et les applaudissements populaires. Les journaux avaient célébré la force de ses muscles. Des cris sortis de dix mille poitrines l’avaient acclamé comme l’orgueil de la Grande-Bretagne.
Une femme, au milieu d’une atmosphère échauffée par le délire des foules, assiste à l’apothéose de la force physique. Est-il raisonnable, est-il juste d’attendre d’elle qu’elle se demande, de sang-froid, ce que, moralement et intellectuellement, vaut tout cela ?
Et quand cet homme, ce héros, la remarque, lui est présenté, la trouve belle, et la distingue entre toutes… Non, tant que l’humanité sera l’humanité, cette femme ne sera pas entièrement sans excuse.
Mais Anne avait-elle échappé à la souffrance qui suit de telles fautes ?
Regardez-la, torturée par la conscience de son secret… ce hideux secret qu’elle cache à l’innocente fille qu’elle aime comme une sœur. Regardez-la, courbée sous une humiliation que les mots sont impuissants à rendre.
Elle avait lu dans l’âme de son héros, mais il était trop tard ; elle l’estimait maintenant à sa juste valeur, mais sa réputation était à sa merci.
Interrogez-la, demandez-lui : « Que trouvez-vous à aimer dans un homme qui a pu vous parler comme celui-ci vient de vous parler ? Qui a pu vous traiter comme cet homme vous a traitée ? Vous, intelligente, instruite, raffinée… au nom du ciel que pouvez-vous voir en lui qui soit aimable ? »
Demandez-lui cela, elle restera sans réponse. Elle ne vous rappellera même pas qu’il fut un jour le type de la beauté masculine, que tous les mouchoirs s’agitaient sur son passage, que tous les cœurs battaient à rompre de blanches poitrines quand il sauta la dernière barrière dans la course à pied et qu’il gagna le prix d’une longueur de tête.
Dans l’amertume de ses remords, elle ne voudra même pas invoquer cette misérable excuse.
Mais n’y aurait-il pas, dans la situation où vous la voyez, une expiation qui vous touche ? Lui refuserez-vous toute sympathie ? Celle qui a péché et s’en repent si durement est une créature purifiée et ennoblie. C’est une joie parmi les anges du ciel.
Il y eut un moment de silence dans la serre. Les joyeuses clameurs de la partie du jeu sur la pelouse se faisaient encore entendre. Au-dehors, le bourdonnement des voix, les éclats de rire des jeunes filles, le bruit des coups de maillet sur les boules. Au-dedans, rien qu’une femme s’efforçant de retenir des larmes de honte et un homme rassasié de sa victime.
Elle se redressa.
Elle était la fille de sa mère, elle eut une lueur du courage maternel.
Sa vie dépendait de l’issue de cet entretien ; sans un père, sans un frère pour prendre sa défense, elle ne pouvait perdre cette dernière chance d’en appeler à celui-là même qui l’avait perdue. Elle refoula ses larmes. Le temps de pleurer se retrouve aisément dans l’existence d’une femme.
Elle ravala donc ses pleurs et lui adressa de nouveau la parole, mais sur un ton plus doux.
– Geoffrey, vous avez passé trois semaines à la demeure de votre frère Julius, et pas une seule fois vous n’êtes monté à cheval pour venir me voir. Vous ne seriez pas venu aujourd’hui, si je ne vous avais pas écrit pour vous en prier avec insistance. Est-ce là le traitement que j’ai mérité !
Elle s’arrêta.
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