Elle n’obtenait pas de réponse.
– M’entendez-vous ? dit-elle s’avançant d’un pas et parlant plus haut.
Il garda encore le silence.
Supporter le mépris de Geoffrey, cela dépassait les bornes de la patience humaine ! Des signes d’orage apparurent sur le visage d’Anne Sylvestre.
Il attendait l’explosion d’un front impénétrable. Il avait appréhendé cet entretien, tandis qu’il était au jardin des roses ; maintenant que la crise était arrivée, il était en pleine possession de lui-même, assez calme pour se rappeler qu’il n’avait pas remis sa pipe dans l’étui, et pour réparer cet oubli, avant que les choses n’allassent plus loin.
– Continuez, dit-il tranquillement ; je vous écoute.
D’un coup frappé sur la pipe, elle la lui fit tomber des mains. Si elle en avait eu la force, elle l’aurait renversé lui-même et foulé sous ses pieds avec délices.
– Comment osez-vous agir ainsi avec moi ? s’écria-t-elle avec véhémence. Votre conduite est infâme !
Il n’essaya pas de se défendre. Il regardait avec un vrai chagrin la pipe à terre. Elle avait un superbe bout d’ambre qui lui avait coûté 10 shillings.
– Permettez d’abord que je la ramasse, dit-il.
Elle n’était pas brisée ; son visage rayonna de plaisir, et vraiment, il n’avait jamais été plus beau.
– Tout va bien, se dit-il à lui-même, elle n’a pas souffert.
Aussi son attitude, lorsque ses regards se reportèrent sur Anne Sylvestre, était-elle empreinte d’une grâce parfaite ; la grâce est la compagne habituelle de la force au repos.
– Je m’en remets à votre bon sens, dit-il de l’air le plus raisonnable. Qu’espérez-vous en me malmenant ainsi ? Vous n’avez pas intérêt à être entendue de ceux qui sont sur la pelouse. Vous autres, femmes, vous êtes toutes les mêmes. Il n’y a pas moyen de vous faire entrer un peu de prudence dans la tête.
Il attendit un moment ; mais, à son tour, elle demeurait muette, car elle voulait le forcer à continuer.
– Écoutez-moi, reprit-il, il est bien inutile de nous quereller ! Je n’ai pas l’intention de manquer à ma promesse ; mais que puis-je faire ? Je ne suis pas le fils aîné. Je suis sous la dépendance de mon père, et je n’ai pas un denier qui ne vienne de lui. Déjà, nous ne sommes pas en bons termes. Ne pouvez-vous comprendre cela ? Vous êtes une lady, vous en avez toutes les distinctions, je le sais ; mais vous n’êtes qu’une institutrice. Il est de votre intérêt, aussi bien que du mien, d’attendre que mon père ait assuré mon sort. La question se réduit à ceci : si je me marie maintenant, je suis un homme ruiné.
La réponse arriva cette fois.
– Misérable ! Si je ne me marie pas, moi, je suis une femme perdue !
– Que voulez-vous dire ?
– Vous le savez bien ; ne me regardez pas ainsi.
– Comment voulez-vous que je regarde une femme qui m’appelle misérable ?
Elle changea de ton tout à coup. L’élément sauvage qui est dans toute nature humaine – ah ! laissez les modernes optimistes douter de son existence –, qui se trahit à chaque instant dans tout homme non cultivé, dans toute femme quelque belle qu’elle soit, et surtout chez les enfants, cet élément sauvage apparaissait dans les yeux et dans l’accent de Geoffrey.
Méritait-il donc de tels reproches pour la manière dont il regardait cette femme et dont il lui parlait ?
Non, le blâme ne devait pas retomber sur lui. Qu’avait-on fait en le préparant à la vie, à l’école et au collège, pour adoucir et dompter cette sauvagerie qui était en lui ?
L’un de ces deux êtres désarmés devait céder.
La femme était la plus faible, la femme donna l’exemple de la soumission.
– Ne soyez pas si dur pour moi, dit-elle. Je n’ai pas l’intention d’être dure pour vous. Je n’ai pas pu rester maîtresse de mon émotion tout à l’heure ; vous connaissez mon caractère. Je regrette de m’être oubliée. Geoffrey, tout mon avenir est entre vos mains. Voulez-vous me faire justice ?
Elle se rapprocha de lui et posa sa main sur le bras du jeune homme.
– N’avez-vous pas un mot à me dire ?… Pas même un regard ?… Pas une réponse ?…
Elle attendit un moment encore, puis un nouveau changement se fit sur son visage, et elle se dirigea lentement vers la porte de la serre.
– Je regrette de vous avoir dérangé, Mr Delamayn, dit-elle, je ne vous retiendrai pas plus longtemps.
Il y avait dans le son de sa voix quelque chose qu’il n’avait jamais entendu ; un feu dans ses yeux qu’il n’avait jamais vu.
Il étendit la main d’un mouvement brusque et l’arrêta.
– Où allez-vous ? lui cria-t-il.
Elle répondit en le regardant en face.
– Où beaucoup de misérables femmes sont allées avant moi. Hors de ce monde.
– Voulez-vous dire que vous allez vous… ?
– Je veux dire que je suis résolue à ne plus vivre.
– Par Jupiter ! s’écria-t-il, elle le ferait comme elle le dit !…
Il fit avancer une chaise qu’il faillit briser tant ses mouvements étaient violents.
– Asseyez-vous, dit-il.
Elle lui avait fait peur ; la peur vient rarement aux hommes qui lui ressemblent, et quand elle vient, ils la ressentent avec une méfiance mêlée de colère ; ils deviennent brutaux ; c’est leur instinct qui proteste.
– Asseyez-vous, répéta-t-il.
Elle lui obéit.
– N’avez-vous pas un mot à me dire ? demanda-t-il en accompagnant cette question d’un effroyable juron.
– Non !
Elle restait là, immobile sur sa chaise, indifférente, maintenant, à la manière dont cette scène cruelle devait finir. Cette impassibilité ne se voit chez la femme que lorsqu’elle a pris un parti désespéré.
Geoffrey fit un tour dans la serre, revint près de la jeune femme, et frappant avec colère sur le dossier de sa chaise :
– Que voulez-vous de moi ? fit-il.
– Vous le savez.
Il n’avait pas d’autre alternative que de céder ou de risquer des choses inconnues, peut-être un scandale qui viendrait aux oreilles de son père.
– Écoutez-moi, Anne, reprit-il d’une voix sourde. J’ai quelque chose à vous proposer.
Elle leva les yeux sur lui.
– Que dites-vous d’un mariage secret ?
Elle ne fit pas une seule objection, elle répondit avec la même brusquerie, de la même voix étouffée :
– Je consens à un mariage secret.
Alors, il chercha du moins à gagner du temps.
– J’avoue que je ne sais pas comment nous devrions nous y prendre…
– Je le sais, moi.
– Comment, dit-il d’un air soupçonneux, vous y aviez pensé ?
– Oui.
– Vous aviez arrêté un plan.
– J’avais arrêté un plan.
– Pourquoi ne l’aviez-vous pas dit tout d’abord ?
Elle lui répondit avec fierté ; elle lui rappela le respect qu’on doit aux femmes, respect qui lui était doublement dû à elle, dans sa lamentable position.
– Parce que c’était votre rôle, monsieur, de parler le premier.
– Voulez-vous attendre ?
– Pas un jour !
La voix était brève. Il n’y avait pas à s’y tromper. Sa résolution était prise.
– Où est la nécessité de se tant presser ? lui dit-il.
– Avez-vous des yeux ? répliqua-t-elle avec véhémence. Avez-vous des oreilles ? Ne voyez-vous pas comment lady Lundie me regarde, comment lady Lundie me parle ? Je suis soupçonnée par cette femme. Mon expulsion honteuse de sa maison n’est peut-être qu’une question de quelques heures.
Sa tête retomba sur sa poitrine, ses mains se joignirent.
– Et Blanche ! murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, tandis que de nouvelles larmes lui remplissaient les yeux, et sans qu’elle fît cette fois un effort pour les retenir. Blanche qui me regarde aussi ! Blanche qui m’aime ! Blanche qui me disait, à cette même place, que je vivrais avec elle quand elle serait mariée…
Elle se leva, ses pleurs se séchèrent tout à coup. L’expression du plus violent désespoir reparut de nouveau sur son visage pâle et défait.
– Laissez-moi partir, reprit-elle.
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