Réfléchissez, dans votre propre intérêt, réfléchissez avant de pousser au désespoir la malheureuse femme qui a eu confiance en vous. Vous m’avez promis le mariage sur tout ce qu’il y a de sacré. Je réclame l’accomplissement de votre promesse. Je ne demande rien de moins que d’être ce que vous avez juré que je serai, ce que j’ai attendu d’être pendant tout ce temps si pénible à passer, ce que je suis devant le ciel, votre femme légitime. Lady Lundie donne une fête de jour ici, le 14. Je sais que vous avez reçu une invitation. Je compte que vous l’accepterez-Si je ne vous vois pas, je ne réponds pas de ce qui pourra arriver. Je suis décidée à ne pas endurer cette incertitude plus longtemps. Oh ! Geoffrey, rappelez-vous le passé ! Soyez équitable, soyez juste.

Votre femme qui vous aime,

ANNE SYLVESTRE

Maître Bishopriggs s’arrêta. Son commentaire sur ce qu’il venait de lire fut des plus simples.

– Chaudes paroles, tracées à l’encre, de la part de la dame à l’adresse du gentleman !

Il parcourut de l’œil les quelques lignes écrites à la quatrième page et ajouta avec cynisme :

– Quelques mots un peu plus froids écrits au crayon de la part du gentleman à l’adresse de la femme ! C’est ainsi que va le monde, messieurs ! Depuis Adam jusqu’à nos jours, cela a toujours été ainsi dans ce monde !

La seconde lettre contenait ces mots :

Chère Anne, appelé à l’instant à Londres près de mon père. Mauvaises nouvelles de lui reçues par le télégraphe. Restez où vous êtes, et je vous écrirai. Fiez-vous au porteur de ce mot. Sur mon âme, je tiendrai ma promesse.

Votre mari qui vous aime,

Geoffrey Delamayn.

Windygates, 14 août, 4 heures après midi. Pas un instant à moi : le train part à 4 h 30.

C’était tout !

– Qui sont les gens du salon ?… L’une est-elle Anne Sylvestre et l’autre Geoffrey Delamayn ? se demanda maître Bishopriggs en repliant la lettre avec soin. Eh ! Messieurs !…

Bien interprété, qu’est-ce que tout cela peut signifier ?

Il se prépara un second mélange d’eau chaude et de toddy pour activer ses réflexions, et il s’assit, buvant à petits coups, tournant et retournant la lettre entre ses doigts goutteux. Il ne lui était pas facile de découvrir la véritable nature des relations existant entre la dame et le gentleman du salon. Ils pouvaient être ceux-là mêmes qui avaient écrit les lettres ou seulement leurs amis. Que décider ?

Dans la première hypothèse, le but de la femme semblait atteint ; car tous deux n’avaient-ils pas positivement déclaré être mari et femme, en sa présence et en la présence de la propriétaire de l’hôtel ? Dans la seconde hypothèse, cette correspondance négligemment jetée de côté pouvait servir à un étranger… pouvait devenir de quelque utilité à un tiers.

Conformant ses actes à cette dernière façon de voir, maître Bishopriggs, dont l’expérience passée comme clerc dans l’étude de sir Patrick avait fait un homme d’affaires, prit une plume et de l’encre, et au dos de la lettre même inscrivit une nouvelle date avec un bref exposé des circonstances dans lesquelles il l’avait trouvée.

– Je ferai bien de garder ce document, pensa-t-il. Qui sait si on n’offrira pas un de ces jours une récompense pour le ravoir ? Eh ! eh ! cela vaudra peut-être un billet de 5 livres à un pauvre diable comme moi.

Sur cette agréable réflexion, il tira une petite boîte d’étain du fond du tiroir du buffet et y déposa la lettre volée pour qu’elle y restât cachée jusqu’au moment où l’occasion de s’en servir serait venue.

L’orage était de plus en plus violent, à mesure que la soirée avançait.

Dans le salon, Arnold avait fini de dîner et fait desservir. Il avait approché une petite table du sofa sur lequel Anne était couchée ; il battait les cartes et déployait toute son éloquence pour la décider à essayer d’une partie d’écarté comme moyen de distraire son attention du déchaînement de la tempête.

Par pure faiblesse, elle ne fit pas d’objection, et se relevant languissamment sur le sofa, elle répondit qu’elle essayerait de jouer.

« Rien ne peut rendre les choses pires qu’elles ne sont, se disait-elle avec désespoir, tandis qu’Arnold battait les cartes pour elle. Rien ne me justifierait d’infliger le contrecoup de mes tourments à ce bon et généreux garçon. »

Jamais deux joueurs plus inhabiles ne s’étaient assis devant une table de jeu. L’attention d’Anne s’égarait perpétuellement, et son compagnon était moins distrait, mais il n’avait guère plus d’expérience.

Anne retourna comme atout le neuf de carreau, Arnold regarda ses cartes et proposa. Anne refusa. Arnold annonça sans rien perdre de sa bonne humeur, qu’il voyait clairement maintenant comment faire pour perdre la partie. En effet, il joua, comme première carte, la dame d’atout !

Anne la prit avec le roi, qu’elle avait oublié d’annoncer. Elle joua le dix.

Arnold venait de découvrir le huit dans son jeu.

– C’est pitoyable, dit-il en fournissant sa carte. Un instant ! Vous n’avez pas annoncé le roi, je vous le marque ; cela vous fait deux… non, trois points. Je disais bien que je perdrai ; comment faire quelque chose avec le jeu que j’avais en main ? J’ai tout perdu maintenant, j’ai jeté mes atouts. À vous de jouer.

Anne regarda son jeu.