La patronne de l’hôtel en serait scandalisée, et Bishopriggs ne voudrait jamais le permettre.
Elle se leva et frappa du pied avec impatience.
– Ne plaisantez pas, s’écria-t-elle, il n’y a pas ici matière à rire.
Elle se mit à marcher par la chambre, en proie à une vive agitation.
– Je n’aime pas cela !… je n’aime pas cela !… murmura-t-elle.
Arnold la regardait avec un étonnement d’enfant.
– Qu’est-ce qui vous met ainsi hors de vous ? demanda-t-il. Est-ce vraiment l’orage ?
Elle se rejeta sur le sofa.
– Oui, dit-elle d’un ton bref, c’est l’orage.
L’inépuisable bonté naturelle d’Arnold se montra encore une fois.
– Faut-il demander de la lumière, dit-il et fermer les volets ?
Elle se retourna avec un redoublement d’irritation sur le sofa, sans répondre.
– Je vous promets de partir à la première heure demain matin, continua-t-il. Essayez d’en prendre votre parti et ne soyez pas fâchée contre moi. Allons, miss Sylvestre, vous ne mettriez pas un chien dehors par une soirée comme celle-ci.
Que lui reprocher ? La plus susceptible des femmes n’aurait pu l’accuser de manquer envers elle d’égards et de respect en un seul point essentiel. Seulement, il manquait de tact, le pauvre garçon. Mais comment aurait-il acquis cette qualité, toujours assez superficielle et quelquefois même nuisible, dans le cours d’une vie passée à la mer ? Son honnête visage plaidait en sa faveur. Anne se radoucit.
Elle s’excusa même de son irritabilité nerveuse avec une grâce qui l’enchanta.
– Nous pourrons encore passer une agréable soirée, dit-il avec sa franche cordialité ordinaire.
Il tira le cordon de la sonnette.
La sonnette était placée au-dessus de la porte extérieure de ce Pathmos dans le désert, autrement connu sous la dénomination de l’office du premier garçon. Or, Bishopriggs employait en ce moment les courts loisirs que lui laissait son service à se confectionner un mélange d’eau chaude et de cette forte liqueur appelée toddy par les gens du Nord de l’Angleterre.
Il allait porter le verre à ses lèvres quand le coup de sonnette d’Arnold vint l’inviter à laisser là ce superbe grog.
– Diable soit de ta langue qui écorche le tympan ! s’écria Bishopriggs en s’adressant à la sonnette. Quand tu t’y mets, tu es pire qu’une femme !
La sonnette, opiniâtre comme une femme, se fit encore entendre. Maître Bishopriggs, non moins obstiné, continuait de boire son grog.
– Bon ! bon !… vous pouvez sonner de tout votre cœur ; vous ne ferez pas abandonner son verre à un Écossais. C’est peut-être la fin de leur dîner qu’ils veulent. Sir Patrick est arrivé, quand ils ne faisaient que le commencer, il est cause que la fricassée est gâtée, le mauvais diable !
La sonnette continuait toujours.
– Oui !… oui !… sonne. Je gagerais que ce jeune gentleman fait un dieu de son ventre. Cette impatience d’assouvir ses appétits matériels est scandaleuse. Cependant, il ne s’y connaît pas en vins, ajouta Bishopriggs, dont l’esprit avait été désagréablement affecté par la découverte d’Arnold sur le sherry baptisé.
Les éclairs se succédaient plus rapidement et illuminaient la chambre de leur flamme livide. Le tonnerre se rapprochait du marécage noir. Arnold levait la main pour sonner une quatrième fois, quand il entendit l’inévitable coup frappé à la porte. Il était inutile de dire : « Entrez ! »
L’immuable loi de Bishopriggs avait décidé qu’un second coup était nécessaire ; aussitôt après ce second coup, mais pas avant, apparut le sage de Craig Fernie apportant le plat qui n’avait pas été touché.
– Des lumières ! dit Arnold.
Maître Bishopriggs déposa sur la table la fricassée de veau, que les Écossais nomment collops, les Anglais minced meat et les Français émincé, alluma les bougies sur la cheminée et se tint là debout, le nez enflammé par l’effet du toddy qu’il venait de prendre.
Il attendait de nouveaux ordres, avant d’aller ingurgiter un second verre de grog. Anne refusa de se remettre à table ; Arnold ordonna à maître Bishopriggs de fermer les volets, et alla s’asseoir pour dîner.
– Ce plat est maintenant couvert d’un glacis de graisse, dit-il à Anne en remuant la fricassée avec une cuiller. Je ne serai pas plus de dix minutes à dîner. Voulez-vous un peu de thé ?
Anne refusa.
Arnold revint encore une fois à la charge.
– Qu’allons-nous faire durant toute la soirée ?
– Faites ce que vous voudrez, dit-elle avec résignation.
L’esprit du jeune homme parut frappé d’une illumination subite.
– J’ai trouvé, s’écria-t-il, nous tuerons le temps comme nous le faisions à la mer dans la cabine des passagers.
Et jetant par-dessus son épaule un coup d’œil à maître Bishopriggs :
– Garçon, apportez un jeu de cartes.
– De quoi avez-vous besoin ? demanda Bishopriggs, doutant du témoignage de ses sens.
– D’un jeu de cartes, répéta Arnold.
– Des cartes ! Les allégories du diable, peintes aux couleurs du diable, le noir et le rouge. Je n’exécuterai pas vos ordres. Dans l’intérêt de vos âmes, non, je ne ferai pas cela. Êtes-vous arrivé à votre âge sans avoir le sentiment de l’effroyable corruption des cartes à jouer ?
– Comme il vous plaira, répondit Arnold. Quand je partirai d’ici, vous me trouverez très éclairé sur l’effroyable folie de donner un pourboire au garçon.
– Dois-je entendre par là que vous tenez à vos cartes ? demanda Bishopriggs, qui trahit tout à coup une vive inquiétude sur ses intérêts menacés.
– Cela signifie que je tiens à mes cartes.
– Je proteste contre cette abomination, mais je n’ai pas dit que je ne pouvais trouver un jeu sous ma main. Quel est le dicton de mon pays ? « Celui qui veut aller au diable va au diable !… » Et chez vous : « Il faut bien aller au diable quand le diable y pousse. »
Sur cette excellente raison pour agir contre ses principes, maître Bishopriggs s’empressa de sortir pour aller chercher ce qu’on lui demandait.
Le buffet dans l’office contenait une collection d’objets de toute sorte, parmi lesquels il y avait un jeu de cartes. En cherchant les cartes, la main du premier garçon se trouva en contact avec un morceau de papier froissé. Il reconnut la lettre qu’il avait ramassée dans le petit salon quelques heures auparavant.
– Oui, oui, je ferai bien de jeter un regard là-dessus pendant que j’y pense, dit Bishopriggs. Les cartes peuvent arriver au salon portées par d’autres mains que les miennes.
Il les envoya, en effet, par son subordonné, ferma la porte de l’office et déplia avec soin le papier sur lequel étaient écrites les deux lettres.
Cela fait, il moucha sa chandelle et commença sa lecture par la lettre écrite à l’encre qui occupait les trois premières pages de la feuille de papier.
Elle contenait ce qui suit :
Windygates, 12 août 1868.
Geoffrey Delamayn,
J’ai attendu avec l’espoir que vous auriez la pensée de vous échapper de la résidence de votre père pour venir me voir et j’ai attendu en vain. Votre conduite envers moi est de la cruauté et je ne la supporterai pas plus longtemps.
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