Le laboureur et le matelot servaient mon dessein. Si le laboureur et le matelot vous choquent, faisons-les disparaître de la scène. Je maintiens la position que j’ai prise. Un homme peut être bien né dans de bonnes conditions de fortune, bien vêtu, bien nourri, mais si c’est un homme sans culture, il est, en dépit de tous ces avantages, par ce fait même, un homme tout particulièrement capable de faire le mal. Ne vous méprenez pas sur mes paroles. Je suis loin de dire que l’engouement d’à présent pour les qualités exclusivement musculaires doive nous conduire inévitablement à la déportation. Heureusement pour la société, toute dépravation est, toujours plus ou moins, le résultat d’une tentation. La majorité d’entre nous, Dieu merci, traverse la vie sans être exposée à des tentations coupables. Des milliers de jeunes gens voués aux goûts favoris de ce temps n’y puiseront qu’une certaine rudesse de ton et de langage, et une lamentable incapacité de sentir ces influences plus hautes et plus nobles qui adoucissent et purifient l’esprit et l’humeur des gens cultivées. Cependant, examinez l’exception et le cas où une tentation extraordinaire et criminelle viendrait à éprouver un jeune homme de ce siècle, appartenant à votre classe et à la mienne. Et permettez-moi de prier Mr Delamayn de prêter attention à ce que je vais dire, parce que cela est tout à fait l’opinion que j’ai réellement exprimée, opinion bien différente de l’opinion sur laquelle il affecte d’être d’accord avec moi et que je n’ai jamais professée.
Aucun signe ne vint indiquer que Geoffrey fût disposé à se départir de sa torpeur. Il demeura sur sa chaise, regardant devant lui avec des yeux alourdis qui n’observaient rien et n’exprimaient rien.
– Prenons donc, poursuivit sir Patrick, l’exemple d’un jeune homme de notre temps, doué de tous les avantages dont la culture physique peut le gratifier. Que cet homme soit éprouvé par une tentation qui met en jeu les instincts d’égoïsme et de cruauté qui sont au fond de tous les crimes ; que cet homme soit placé, vis-à-vis d’autres personnes, innocentes de toute offense envers lui, dans une position qui demande ou de sacrifier cette personne, ou de sacrifier ses propres intérêts et ses propres désirs : le bonheur, la vie d’un être faible, il les immolera pour atteindre un but auquel cet être faible ferait obstacle. Qu’est-ce qui le retiendra, étant l’homme qu’il est, de marcher droit à un crime ? Est-ce son habileté à manier l’aviron, sa rapidité à la course, son admirable aptitude pour tous les autres exercices du corps ? Sont-ce ces talents physiques qui l’aideront à remporter une victoire purement morale sur son égoïsme et sa cruauté ? Ils ne lui serviront même pas à savoir ce que c’est que l’égoïsme et ce que c’est que la cruauté. Le principe essentiel du canotage et des courses, principe assez innocent si vous êtes sûr de ne l’appliquer qu’au canotage et aux courses, lui a appris à tirer avantage, contre un autre homme, de sa supériorité de force ou de ruse. Rien dans son éducation n’a adouci la dureté de son cœur ou dissipé les ténèbres de son esprit. La tentation trouve cet homme sans défense quand elle se présente sur sa route. Il ne se soucie plus du rang que le hasard lui a assigné dans l’échelle sociale ; en ce qui concerne tous les sentiments moraux, c’est un animal et rien de plus. Si mon bonheur, à moi, est un obstacle sur son chemin, il foulera mon bonheur aux pieds. Si ma vie est le second obstacle qu’il rencontre et s’il peut le faire avec impunité, il m’ôtera la vie. Non pas, Mr Delamayn, comme une victime de l’irrésistible fatalité ou de l’aveugle hasard, mais comme un homme qui a confié sa semence à la terre et qui doit faire sa récolte. Voilà, monsieur, l’exemple que j’ai choisi, mais seulement comme un cas extrême, quand cette discussion a commencé. Comme un cas extrême seulement, entendez-vous bien, mais comme un cas possible, et je le soutiens.
Avant que les avocats de l’autre face de la question eussent pu ouvrir la bouche pour répondre, Geoffrey sortit tout à coup de son indifférence et se dressa sur ses pieds.
– Taisez-vous ! cria-t-il aux autres d’un ton menaçant.
Dans sa farouche impatience de répondre lui-même, il serrait les poings. Il se tourna vers sir Patrick, en le regardant comme si sir Patrick l’avait personnellement insulté.
– Quel est cet homme anonyme qui marche à son but sans pitié et que rien n’arrête ? demanda-t-il ; donnez-lui un nom !
– J’ai cité un exemple, dit sir Patrick, je n’ai attaqué aucun homme en particulier.
– Quel droit avez-vous, s’écria Geoffrey, oubliant entièrement, dans l’étrange exaspération qui s’était emparée de lui, l’intérêt qu’il avait à se contenir devant sir Patrick, quel droit avez-vous à prendre l’exemple d’un canotier qui serait un infernal coquin, quand il est tout à fait probable que les canotiers sont de bons garçons, oui, et de meilleurs garçons, puisque vous me forcez à vous le dire, qu’il n’y en a jamais eu dans vos souliers !
– Si l’une des deux hypothèses est aussi vraisemblable que l’autre, ce que je prétends, répondit sir Patrick avec calme, j’avais certainement le droit de choisir celle qui me plaisait à l’appui de mon argumentation. Attendez, Mr Delamayn, voici les derniers mots que j’ai à dire, et je tiens à les dire. J’ai pris comme exemple, non pas un homme spécialement dépravé, comme vous le supposez à tort, mais un homme dans les conditions ordinaires, avec sa part et portion de l’humaine nature non réformée, suivant les enseignements de votre religion. Vous pouvez le voir par vous-même, s’il vous plaît d’observer vos semblables sans éducation. Je suppose cet homme éprouvé par une tentation qui le pousse à une perversité subite, et je démontre, du mieux que je le puis, combien la négligence complète de toute culture morale et intellectuelle, négligence que le sentiment public encourage tacitement en Angleterre, le laisse à la merci des pires instincts de sa nature ; comment, à coup sûr, dans de telles conditions, il doit succomber, tout gentleman qu’il soit, ainsi que le plus abject vagabond des rues, à la tentation qui le pousse de l’ignorance au crime. Si vous me déniez le droit de prendre un tel exemple à l’appui des idées que je défends, vous devez nier aussi qu’une tentation criminelle puisse jamais assaillir un gentleman ; vous devez même aller jusqu’à prétendre que les gentlemen, qui sont naturellement au-dessus de toute tentation, sont les seuls gentlemen qui se vouent au culte des exercices athlétiques. Voici ma défense.
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