Le premier, toujours assis stupidement et aussi peu disposé à l’attaque qu’à la défense ; le second, debout, poursuivant son examen avec l’intérêt croissant d’un homme qui commence à y voir clair.
– Écoutez ma défense, messieurs, s’écria sir Patrick toujours avec la même courtoisie. Vous appartenez, rappelez-vous le bien, à une nation qui se targue surtout du respect pour les règles du franc jeu. Je dois prendre la liberté de vous rappeler ce que j’ai dit dans le jardin. J’ai commencé par une concession. J’ai admis, comme toute personne douée de la plus petite dose de bon sens doit l’admettre, qu’un homme, dans la grande majorité des cas, sera plus propre à l’exercice mental s’il le combine avec l’exercice physique. Toute la question entre les deux est une question de proportion et de degré, et mon reproche contre le temps présent est que le temps présent ne tient pas compte de cette proportion. L’opinion populaire en Angleterre tend de plus en plus à considérer la culture des muscles comme aussi importante que la culture de l’esprit, et va même plus loin, sinon en théorie, du moins dans la pratique ; elle va jusqu’à donner la première place à l’éducation corporelle. Prenons un exemple. Je ne découvre dans la nation aucun enthousiasme aussi franc, aussi général que celui qu’excitent vos courses en canots de l’Université. De plus, je vois cette éducation athlétique qui est la vôtre faire l’objet d’une fête publique célébrée dans les écoles et les collèges, et je demande à tout témoin non prévenu de me dire ce qui occupe la plus grande place dans les feuilles publiques, de l’exhibition intérieure, le jour des prix, ou de l’exhibition extérieure, le jour des sports ? Vous savez parfaitement bien que les exploits corporels excitent les plus bruyantes acclamations, occupent le premier rang dans les journaux et, conséquence nécessaire, confèrent les plus grands honneurs sociaux aux héros de la journée.
Nouveau murmure de la part des numéros Un, Deux, Trois.
– Nous n’avons rien à dire à cela, monsieur. Jusqu’ici nous sommes d’accord avec vous.
Nouvelle ratification de l’opinion prédominante de la part de Smith et Jones.
– Très bien ! poursuivit sir Patrick, nous sommes tous d’un même avis quant au courant général du sentiment public. Si c’est un sentiment à respecter et à encourager, montrez-moi quel avantage national en est résulté. Où est l’influence de ces explosions d’enthousiasme sur les intérêts sérieux de la vie ? Et comment ont-elles amélioré le caractère du peuple ? Sommes-nous individuellement plus prêts à sacrifier nos petits intérêts privés au bien public ? Traitons-nous les questions sociales de notre temps d’une manière plus remarquable, plus résolue, plus équitable et plus ferme ? Sommes-nous devenus visiblement et incontestablement un peuple plus pur dans nos mœurs commerciales ? Y a-t-il quelque chose de plus sain et de plus élevé dans ces amusements que dans d’autres amusements qui, dans d’autres pays, retracent fidèlement un autre goût public ? Présentez-moi des réponses affirmatives à toutes ces questions, réponses fondées sur des preuves solides, et j’accepte la manie présente pour les exercices athlétiques, comme quelque chose de mieux qu’une manifestation de notre présomption et de notre barbarie insulaires…
– À la question ! à la question ! crièrent les numéros Un Deux et Trois.
– À la question ! à la question ! répétèrent Smith et Jones, comme deux échos affaiblis.
– C’est la question, répondit sir Patrick. Je vous demande quel bien produit cette mode…
– Quel mal fait-elle ? répliquèrent Un, Deux et Trois.
– Écoutez !… écoutez !… firent Smith et Jones.
– C’est un beau défi, reprit sir Patrick. Je me sens obligé d’accepter la lutte sur ce nouveau terrain. Je n’alléguerai pas, comme réponse, la rudesse toujours croissante que je remarque dans nos manières nationales et la vulgarité qui m’apparaît de plus en plus sensible dans nos goûts nationaux. Vous pourriez me répondre, avec juste raison, que je suis trop vieux pour être bon juge de vos manières et de vos goûts, qui ne sont plus de mon âge. Je prétends seulement qu’un état de sentiment public qui place pratiquement l’éducation physique au-dessus de l’éducation morale et intellectuelle est un état positivement mauvais et dangereux en ce sens qu’il encourage la répugnance innée des hommes à se soumettre aux devoirs que leur imposent inévitablement la morale et la culture de l’esprit. Prenez les enfants. À quoi sont-ils plus enclins ? À essayer de voir à quelle hauteur ils pourront sauter, ou combien de pages ils pourront apprendre ? Quelle étude est la plus facile aux jeunes hommes, celle qui leur apprend à manier un aviron, ou celle qui leur apprend à rendre le bien pour le mal et à aimer son prochain comme soi-même ? De ces deux natures d’éducation, quelle est celle que l’Angleterre devrait encourager le plus chaleureusement ?… quelle est celle, en réalité, que l’Angleterre encourage pratiquement ?…
– Qu’avez-vous dit vous-même tout à l’heure ? demandèrent les numéros Un, Deux et Trois.
– Remarquablement répondu ! dirent Smith et Jones.
– J’ai dit, reprit sir Patrick, qu’il serait bon de combiner l’étude des livres avec un sain exercice physique. Je le dis encore, pourvu que cet exercice soit restreint dans de justes limites. Mais quand le sentiment public intervient dans la question et place positivement les exercices du corps au-dessus des livres, alors je répète que le sentiment public est on ne peut plus dangereux. Les exercices du corps, dans ce cas, prennent le premier rang dans les pensées du jeune homme ; ils absorbent son intérêt, ils dévorent tout son temps et finissent, sauf de rares exceptions, par faire de lui sûrement et lentement un homme inculte au point de vue moral et intellectuel, et peut-être un homme dangereux.
Un cri partit du camp de ses adversaires.
– Il y est venu à la fin !… Un homme qui mène la vie en plein air et qui emploie les forces que Dieu lui a données est un homme dangereux. A-t-on jamais entendu rien de pareil !…
Le cri d’indignation fut aussitôt répété avec une variante, par les deux échos humains.
– Non, personne n’a jamais rien entendu de semblable.
– Dépouillez vos esprits de ces habitudes de cant, messieurs, répondit sir Patrick. Le laboureur mène la vie en plein air, il emploie la force que Dieu lui a donnée. Le matelot de la marine marchande fait de même. Tous les deux appartiennent à une classe inculte, honteusement inculte, et voyez le résultat ! Consultez les statistiques du crime, et vous trouverez les plus hideux forfaits de la nomenclature commis, non dans les villes où l’homme, en moyenne, ne passe pas la vie en plein air, ne fait pas, généralement, usage de sa force, mais est, comparativement, cultivé. Vous trouverez, dis-je, les plus grands crimes commis non dans les villes, mais dans les campagnes. Quant au matelot anglais, excepté quand la Marine royale s’en empare et l’instruit, demandez à Mr Brinkworth, le bel échantillon qu’il fournit des bienfaits de la vie en plein air et de l’exercice de la force.
– Dans neuf cas sur dix, dit Arnold, c’est le vaurien le plus paresseux et le plus vicieux qui soit sur la terre.
Autre cri dans le camp ennemi :
– Sommes-nous des laboureurs ?… Sommes-nous des matelots ?
Et toujours les échos humains :
– Smith, suis-je un laboureur ?
– Jones, suis-je un matelot ?
– Je vous en prie, ne mettons pas en jeu les personnalités, messieurs, dit sir Patrick. Je parle en général et je ne puis répondre à des objections exagérées qu’en poussant mes arguments à l’extrême.
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