Adressez-vous à n’importe lequel de mes confrères et il vous dira, d’après sa propre expérience, que je n’exagère en rien le mal sérieux, les déplorables et dangereux effets d’une si grande dépense de vigueur. J’ai un malade, en ce moment ; c’est un jeune homme de vingt ans et il possède un des plus beaux développements musculaires que j’aie vus de ma vie. Si ce jeune homme m’avait consulté avant de suivre l’exemple de ses amis, je ne puis dire honnêtement que j’aurais pu l’avertir. Après avoir passé par une période d’entraînements musculaires, après avoir accompli un certain nombre d’exploits de force, on l’a vu s’évanouir soudain, un jour, au grand étonnement de sa famille. Je fus appelé. J’ai observé ce cas étrange. Il vivra probablement, mais il ne recouvrera jamais la santé. Je suis obligé de prendre, avec ce jeune homme de vingt ans, les précautions qu’il me faudrait prendre avec un vieillard de quatre-vingts ans. Il est assez fort et assez musculeux pour poser, chez un peintre, comme modèle de Samson, et pas plus tard que la semaine dernière, je l’ai vu encore une fois défaillir comme une jeune fille, dans les bras de sa mère.

– Nommez-le ! s’écrièrent les admirateurs de Geoffrey, qui continuaient à tenir pour la cause adverse, en l’absence de tout encouragement de Geoffrey lui-même.

– Je n’ai pas l’habitude de nommer mes malades, répliqua le chirurgien. Mais si vous insistez pour que je vous produise un exemple d’un homme brisé par les exercices athlétiques, je puis le faire.

– Faites-le. Quel est-il ?

– Vous le connaissez tous parfaitement bien.

– Est-il entre les mains des docteurs ?

– Pas encore.

– Où est-il ?

– Ici.

Il se fit un silence, les respirations s’arrêtèrent et tous les yeux des personnes présentes étant fixés sur lui, le chirurgien leva la main et désigna Geoffrey Delamayn.

Mais après le premier moment de stupéfaction passé, l’incrédulité se manifesta comme de raison.

Le premier homme qui a dit : « Voir c’est croire » a mis le doigt, qu’il le sût ou non, sur l’une des folies fondamentales de l’humanité. De tous les témoignages, le plus facile à accepter est celui qui ne demande, pour être apprécié, d’autre jugement que celui des yeux. À ce compte, l’humanité ne fera jamais difficulté d’y croire, tant que le monde sera le monde.

Tous les yeux se dirigèrent donc sur Geoffrey, et tous décidèrent que le chirurgien devait avoir tort.

Lady Lundie elle-même quitta sa liste d’invitations à dîner.

– Mr Delamayn en mauvais état de santé ? s’écria-t-elle, invitant du regard l’éminent médecin, son hôte, à un retour sur ce qu’il avait dit. Véritablement, docteur, vous ne nous ferez point croire cela.

Poussé à bout, une seconde fois, par la surprenante assertion dont il était l’objet, Geoffrey se leva et regarda le chirurgien longuement et insolemment, bien en face.

– Pensez-vous ce que vous dites ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous me désignez devant tout le monde…

– Un moment, Mr Delamayn. J’admets que je puis avoir eu tort d’appeler l’attention générale sur vous. Vous avez le droit de vous plaindre si j’ai répondu trop publiquement au défi public qui m’était porté par vos amis. Je vous en fais mes excuses. Mais je ne rétracte pas un seul mot de ce que j’ai dit à votre sujet.

– Vous persistez à soutenir que je suis un homme de santé ruinée ?

– J’y persiste.

– Je désirerais que vous eussiez vingt ans de moins, monsieur.

– Pourquoi ?

– Je vous prierais de descendre sur la pelouse, et je vous ferais voir si je suis, oui ou non, un homme de santé ruinée.

Lady Lundie regarda son beau-frère. Sir Patrick intervint à l’instant.

– Mr Delamayn, dit-il, vous avez été invité ici en votre qualité de gentleman. Vous êtes un hôte dans la demeure d’une dame.

– Non, non, dit le chirurgien avec bonne humeur, Mr Delamayn fait usage d’un argument un peu fort, sir Patrick, mais voilà tout. Si j’avais vingt ans de moins, continua-t-il en s’adressant à Geoffrey, et si je me rendais sur la pelouse avec vous, le résultat ne trancherait en rien la question posée entre nous. Je ne dis pas que les violents exercices du corps, dans lesquels vous vous êtes rendu célèbre, aient affecté votre puissance musculaire, je prétends qu’ils ont affecté votre puissance vitale. De quelle manière particulière l’ont-ils affectée, c’est ce que je ne me considère pas comme obligé de vous dire. Je vous donne simplement un conseil dicté par un sentiment d’humanité. Vous feriez bien de vous contenter des exploits que vous avez déjà accomplis sur les champs de bataille athlétiques et de changer votre manière de vivre pour l’avenir. Je vous renouvelle mes excuses pour avoir dit cela trop publiquement, au lieu de vous le dire en particulier, mais je vous engage à ne pas négliger mon conseil.

Il fit un pas pour se diriger vers une autre partie de la salle.

– Attendez un peu, dit Geoffrey. Vous avez parlé avec franchise. À mon tour. Je ne sais pas si bien manier la parole que vous ; mais je puis pourtant poser la question. Et, par Dieu ! je vous amènerai bien à me répondre.