Dans dix ou quinze jours, je dois commencer mon entraînement pour la course de Fulham. Prétendez-vous que je ne pourrai pas le supporter ?

– Vous supporterez probablement la phase de votre entraînement.

– Pourrai-je accomplir la course ?

– Il est possible que vous le puissiez ; mais si vous le faites…

– Si je le fais ?

– Vous n’en courrez jamais d’autre.

– Et je ne manierai jamais l’aviron dans une autre lutte ?

– Jamais.

– J’ai été demandé pour ramer dans une course en canot, au printemps prochain. J’ai accepté. Dites-vous en propres termes que je ne serai plus bon à le faire ?

– Oui, je le dis, en propres termes.

– Positivement ?

– Positivement.

– Soutenez votre dire, alors ! s’écria Geoffrey en tirant brusquement son livre de paris de sa poche. Je vous parie cent livres contre cent livres que je serai en bonne condition pour prendre part aux courses en canot de l’Université, au printemps prochain.

– Je ne parie jamais, Mr Delamayn.

Sur cette réponse concluante, le chirurgien se dirigea vers l’autre bout de la bibliothèque. Lady Lundie, prenant Blanche sous sa garde, s’éloigna également pour retourner à la sempiternelle et sérieuse affaire des invitations à dîner. Geoffrey se tourna d’un air de défi, son livre de paris toujours à la main, vers les amis qui l’entouraient. Le sang britannique était excité parmi ces jeunes gens ; une proposition de parier, manie toute britannique, qui brave avec succès toute décence et toute loi, d’un bout du pays à l’autre, n’est pas chose dont on puisse se jouer.

– Allons, s’écria Geoffrey, qui de vous soutient le docteur ?

Sir Patrick se leva avec un dégoût mal déguisé et s’en alla rejoindre le docteur. Un, Deux et Trois, secouèrent la tête d’un air assuré et répondirent tout d’une voix, par un seul mot plein d’éloquence :

– Plaisanterie !

– Que l’un de vous parie pour lui ! continua Geoffrey, excité comme par un accès de fièvre chaude, en s’adressant aux deux gentlemen du Chœur, au second plan.

Les deux gentlemen du Chœur se consultèrent selon leur habitude.

– Nous ne sommes pas nés d’hier, Smith.

– Non, pas que je sache, Jones.

– Smith !… dit Geoffrey avec une soudaine affectation de politesse d’un mauvais augure pour ce qui allait suivre.

– Plaît-il ? répondit Smith avec un sourire.

– Plaît-il ? répéta Jones.

– Vous êtes deux infernaux courtauds de boutique. Vous n’avez pas cent livres entre vous deux.

– Allons ! allons ! dit Arnold, intervenant pour la première fois ; c’est honteux !

– Pourquoi ces… ne cherchons pas à les qualifier… pourquoi ne tiennent-ils pas le pari ?

– Puisque vous êtes insensé, reprit Arnold, cédant à un léger mouvement d’impatience, et puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de vous faire tenir en repos, je prends le pari.

– Cent livres contre cent livres pour le docteur ! cria Geoffrey. C’est fait avec vous.

Ses plus hautes aspirations étaient satisfaites, son humeur s’adoucit aussitôt. Il inscrivit le pari sur son livre, et fit ses excuses à Smith et à Jones le plus cordialement du monde.

– Pas d’offense, mes vieux camarades, serrons-nous la main !

Smith et Jones se déclarèrent enchantés de lui.

– L’aristocratie anglaise. Eh ! Smith !

– Sang et race. Ah ! Jones.

À peine Arnold avait-il parlé que sa conscience lui reprocha, non pas d’avoir parié – qui donc aurait honte de cette forme de jeu en Angleterre ? – mais d’avoir soutenu le docteur.

Avec la meilleure intention du monde, il se trouvait spéculer sur la ruine de la santé de son ami.

Il assura Geoffrey que personne n’était plus intimement convaincu que lui-même que le chirurgien avait tort.

– Je ne reviens pas sur mon pari, dit-il ; mais, mon cher camarade, soyez bien persuadé que je ne l’ai accepté que pour vous faire plaisir.

– Niaiserie que tout cela ! répondit Geoffrey, toujours éveillé sur les affaires, ce qui était un des plus beaux côtés de sa nature. Un pari est un pari. Peste soit de vos questions de sentiment !

Il prit le bras d’Arnold qu’il tira à l’écart, hors de la portée de toutes les oreilles.

– Dites-moi, demanda-t-il avec inquiétude, croyez-vous que j’aie bien mal traité le vieux ?

– Voulez-vous parler de sir Patrick ?

Geoffrey fit de la tête un signe affirmatif et continua :

– Je ne lui ai pas encore posé cette petite question au sujet des mariages en Écosse, vous savez ! Supposez-vous qu’il me recevrait mal si je l’essayais à présent ?

Ses yeux, en posant cette question, se dirigeaient vers l’autre bout de la salle. Le docteur examinait un livre de gravures. Les dames étaient encore occupées de leurs lettres. Sir Patrick était seul, debout devant les rayons de la bibliothèque, plongé dans la lecture d’un volume qu’il venait de prendre.

– Faites vos excuses, dit Arnold. Sir Patrick peut être un peu irritable et quelque peu mordant, mais c’est un homme juste et bon. Dites-lui que vous n’avez eu aucune intention de lui manquer de respect. Cela suffira.

– Très bien !

Sir Patrick, absorbé dans une vieille édition du Décaméron, se vit tout à coup rappelé de l’Italie du Moyen Âge à la moderne Angleterre, par qui ?… par Mr Geoffrey Delamayn en personne.

– Que voulez-vous encore ? lui demanda-t-il froidement.

– Je veux vous faire mes excuses, dit Geoffrey. Que ce qui est passé soit fini. Je n’ai pas eu la moindre intention de vous manquer de respect. Oubli et pardon. Ce n’est pas une mauvaise devise, n’est-ce pas, monsieur ?

Ces excuses étaient grossièrement exprimées, mais encore étaient-ce des excuses. Geoffrey même ne pouvait faire un vain appel à la courtoisie et au savoir-vivre de sir Patrick.

– Pas un mot de plus, Mr Delamayn ! dit le vieillard. Acceptez, de votre côté, mes excuses pour ce que je peux vous avoir dit de trop vif, et que tout le reste soit oublié.

Après avoir répondu en ces termes aux avances qui lui étaient faites, il se tut, pensant bien que Geoffrey allait le laisser libre de retourner à son Décaméron. À son grand étonnement, le jeune homme se baissa tout à coup vers lui et murmura à son oreille :

– J’aurais un mot à vous dire en particulier.

Sir Patrick se recula brusquement, comme si Geoffrey avait voulu le mordre.

– Je vous demande pardon, Mr Delamayn ; que disiez-vous ?

– Pourriez-vous m’accorder un moment d’entretien particulier ?

Sir Patrick remit en place le volume du Décaméron et salua tout en gardant un silence glacial. Les confidences de l’Honorable Geoffrey Delamayn étaient les dernières auxquelles il désirait être mêlé.

– Voilà le secret de ses excuses ! pensa-t-il.