Un tel sentiment n’existe pas parmi les instincts de l’homme à l’état de nature ; un tel sentiment ne pouvait tourmenter Geoffrey Delamayn, car Geoffrey Delamayn était un homme à l’état de nature.
Quand son plan avait pris naissance dans son esprit, la nouveauté l’en avait étonné ; une si énorme audace l’avait effrayé lui-même. Les signes d’émotion qu’il avait laissé percer devant le bureau, dans la bibliothèque, étaient des signes de perturbation mentale, et rien de plus.
Cette première impression évanouie, il s’était familiarisé avec cette abominable idée. Il était redevenu assez calme pour bien voir les difficultés et les conséquences de cette infamie.
Ces difficultés et ces conséquences lui avaient causé un moment de trouble, car il les discernait clairement. Quant à la cruauté et à la perfidie de l’acte qu’il méditait, ces considérations étaient hors des limites de son horizon mental.
On peut dire que sa situation vis-à-vis de l’homme auquel il avait sauvé la vie était exactement celle d’un chien de Terre-Neuve. Le noble animal qui nous a sauvés, vous et moi, quand nous allions nous noyer, me sautera à la gorge ou vous étranglera, sous l’empire de certaines circonstances nouvelles, dix minutes après. Ajoutez à l’instinct du chien, lequel instinct n’est pas raisonné, les calculs rusés de l’homme.
Supposez que vous disiez d’une chose insignifiante : « C’est curieux ! À telle époque, il m’est arrivé de ramasser tel objet, et maintenant il se trouve que cet objet m’est utile ! » Et vous aurez une indication de l’état des sentiments de Geoffrey à l’égard de son ami, quand il se rappelait le passé et qu’il envisageait l’avenir.
Lorsque Arnold lui avait parlé tout à l’heure, à ce moment critique, Arnold l’avait violemment irrité, et voilà tout.
La même insensibilité, la même condition de l’être moral à l’état de nature l’empêchait d’être ému de la moindre pitié envers Anne.
« Elle n’est plus sur ma route ! » Ce fut sa première pensée. « Elle est pourvue sans aucun dommage pour moi. ». Telle fut la seconde.
Il n’était pas le moins du monde inquiet à son sujet. Pas le plus léger doute dans son esprit depuis qu’il était fixé sur sa propre situation. Il se disait qu’Anne, placée entre deux possibilités, celle de rester en face de son déshonneur ou de réclamer la main d’Arnold, réclamerait la main d’Arnold. Elle ferait cela, c’était certain, et il le croyait, par la raison qu’il l’aurait fait s’il eût été à sa place.
Mais il aurait bien voulu que tout cela fût chose accomplie. Tout en continuant sa marche fébrile autour du noyer, il se sentait fou d’impatience de pousser à la crise et d’en finir. Avoir la liberté de prendre une autre femme et de s’occuper de son entraînement pour la course, voilà tout ce qu’il voulait.
« Quant aux victimes… ! Que Dieu les confonde tous les deux ! C’est moi qui suis leur victime, se disait-il. Est-ce qu’ils ne sont pas mes pires ennemis ? Ils sont un obstacle sur ma route !… »
Comment se débarrasser d’eux ? Telle était la difficulté. Il avait résolu d’en être débarrassé ce jour-là même. Par qui commencer ?
Chercher une querelle avec Arnold, commencer ainsi par lui ! Non, non ! cette manière de procéder, dans la position où était Arnold vis-à-vis de Blanche, provoquerait un scandale dès le début, un scandale qui lui créerait un obstacle pour faire une bonne impression sur Mrs Glenarm.
La femme, au contraire, était seule et sans famille ; elle aurait contre elle son sexe et sa fausse position, si elle s’avisait d’essayer d’un scandale.
C’était par la femme qu’il devait commencer. En finir à l’instant et pour toujours avec Anne et laisser Arnold apprendre cette machination effroyable, tôt ou tard, et se tirer de cette situation comme il le pourrait, voilà ce qu’il avait à faire. Mais comment rompre avec Anne, avant la fin de la journée ?
En allant à l’auberge, et en s’adressant à elle directement, comme à Mrs Brinkworth ?
– Non !
Il n’avait que trop appris à Windygates qu’il n’était point doux de se trouver avec elle face à face. Le moyen le plus facile était encore de lui écrire et de lui envoyer la lettre à l’auberge par le premier messager qu’il pourrait se procurer.
À la vérité, elle pourrait revenir à Windygates… le suivre chez son frère. Oh ! cela lui importait peu. Il était armé contre elle. « Vous êtes une femme mariée. » C’était une réponse assez forte.
Il combina donc les termes de la lettre qu’il devait lui écrire. « Quelque chose comme ceci fera l’affaire », pensait-il, toujours tournant autour du noyer :
Vous pouvez être surprise de ne m’avoir point vu. Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même. Je sais ce qui s’est passé entre vous et lui à l’auberge. J’ai pris l’avis d’un homme de loi. Vous êtes la femme d’Arnold Brinkworth. Je vous souhaite toutes les joies possibles et je vous dis adieu.
Adresser ces lignes à Mrs Arnold Brinkworth, donner ses instructions au messager pour qu’il laissât la lettre, sans attendre de réponse, partir par le premier train du matin pour retourner chez son frère, et voilà la chose faite.
Mais à cela il y avait un obstacle, un obstacle qui l’exaspérait. Anne n’était connue à l’auberge sous aucun nom, si ce n’était celui de Mrs Sylvestre. Une lettre portant le nom de Mrs Arnold Brinkworth serait probablement refusée à la porte.
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