Il fit une grimace marquée de surprise et de désappointement.
– Pas mariés ! s’écria-t-il. Quand ils ont dit qu’ils étaient mari et femme devant témoins ?
– C’est la commune erreur populaire, reprit sir Patrick. Comme je vous l’ai déjà dit, les témoins ne sont pas nécessaires pour faire un mariage en Écosse. Ils n’ont de valeur dans la circonstance dont il s’agit que pour aider plus tard à prouver un mariage dont la validité serait discutée.
Geoffrey se rattacha avec empressement à ces derniers mots.
– L’hôtesse et le garçon pourraient alors établir qu’il y a mariage, dit-il.
– Oui, et souvenez-vous que s’il vous plaisait de vous adresser à un de mes anciens collègues, il pourrait vous dire qu’ils sont déjà mariés, et cela ne serait point décisif. Une loi du mariage, qui permet de prouver par déduction l’échange de consentement entre les parties, ouvre une large porte aux conjectures. Votre ami demande une certaine dame comme sa femme. La dame parle de lui en termes positifs, comme étant son mari. Dans les chambres qu’ils ont prises comme mari et femme, ils restent comme mari et femme jusqu’au lendemain matin. Votre ami s’en va, sans détromper personne. La dame reste à l’auberge, pendant quelques jours, toujours en qualité de sa femme. Toutes ces choses se passent en présence de témoins compétents. Logiquement, sinon légalement, il n’y a là, en apparence, aucune preuve positive de consentement matrimonial. Je reste donc dans mon opinion. Il y a là, dis-je, des éléments de preuves d’un mariage… rien de plus.
Tandis que sir Patrick parlait, Geoffrey avait délibéré en lui-même. Par un rude effort de réflexion, il avait enfin trouvé le moyen d’arriver à une solution décisive de la question en ce qui le concernait.
– Écoutez ! dit-il en laissant tomber lourdement son poing sur la table. Supposons que mon ami ait une autre dame en vue ?
– Oui.
– Dans l’état actuel des choses, lui conseilleriez-vous de l’épouser ?
– Dans l’état actuel des choses, certainement non !
Geoffrey se leva brusquement et mit fin à l’entretien.
– Cela suffit, dit-il, pour lui… et pour moi.
Sur ces mots, il retourna sans cérémonie dans l’autre partie de la salle.
– Je ne sais pas qui est votre ami, pensa sir Patrick en le regardant s’éloigner, mais si votre intérêt dans la question est un intérêt honnête et sans mauvaise intention, je ne connais pas plus la nature humaine que l’enfant qui vient de naître.
Immédiatement après avoir quitté sir Patrick, Geoffrey rencontra un domestique qui était à sa recherche.
– Je vous demande pardon, monsieur, dit cet homme, le groom de l’Honorable Mr Delamayn…
– Oui… celui qui m’a apporté le billet de mon frère ce matin ?
– Monsieur, il craint de ne pouvoir demeurer ici plus longtemps…
– Venez, dit Geoffrey, je vais vous donner la réponse qu’il doit emporter.
Il se dirigea vers le bureau et consulta de nouveau la lettre de Julius. Il la parcourut rapidement des yeux jusqu’à ce qu’il fut arrivé à la dernière ligne :
Venez demain, et aidez-nous à recevoir Mrs Glenarm.
Il s’arrêta un instant les yeux fixés sur cette phrase.
Le bonheur de trois personnes : d’Anne qui l’avait aimé ; d’Arnold qui l’avait servi ; de Blanche, innocente de toute offense envers lui ; ce bonheur dépendait de la détermination qu’il allait prendre.
Après ce qui s’était passé le matin entre Arnold et Blanche, s’il restait chez lady Lundie, il n’avait plus qu’à accomplir la promesse qu’il avait faite à Anne ; s’il retournait chez son frère, il abandonnait miss Sylvestre, sous l’infâme prétexte qu’elle était la femme d’Arnold.
Il prit une feuille de papier à lettre.
– Va pour Mrs Glenarm ! se dit-il.
Et il écrivit à son frère une seule ligne :
Cher Julius, attendez-moi demain. G. D.
L’impassible domestique était resté debout près de lui, pendant qu’il écrivait, en admiration devant la magnifique largeur de sa poitrine, et pensant aux chances glorieuses que cette conformation offrait à Mr Delamayn pour le parcours du terrible dernier mile de la course annoncée.
– Vous êtes là ? dit Geoffrey.
Il tendit le billet au domestique.
– Tout va bien, Geoffrey ? demanda derrière lui une voix amicale.
Il se retourna et vit Arnold, impatient de savoir le résultat de la consultation avec sir Patrick.
– Oui, dit Geoffrey, tout va bien.
22
ÉPOUVANTÉ
Arnold fut un peu surpris de la manière laconique avec laquelle Geoffrey lui répondait.
– Sir Patrick ne vous a rien dit de désagréable ? demanda-t-il.
– Sir Patrick n’a dit que ce que j’avais besoin de savoir.
– Pas de difficulté au sujet du mariage ?
– Aucune.
– Pas de crainte que Blanche…
– Elle ne vous demandera pas d’aller à Craig Fernie, je vous en réponds.
Il prononça ces mots en les accentuant fortement, prit la lettre de son frère sur la table, saisit son chapeau et s’éloigna.
Ses amis, qui flânaient sur la pelouse, l’appelèrent ; mais il passa rapidement au milieu d’eux, sans leur répondre, sans même les regarder par-dessus son épaule.
Arrivé au jardin des roses, il s’arrêta et prit sa pipe puis, changeant tout à coup d’idée, il revint par une autre allée. Il n’était pas bien sûr, à cette heure de la journée, d’être seul dans le jardin des roses.
Or, il avait un farouche et avide besoin de solitude. Il sentait qu’il aurait pu attenter à la vie de quiconque serait venu là parler en ce moment.
La tête baissée, les sourcils froncés, il suivit une allée qui aboutissait à une petite grille donnant accès dans un jardin potager. Là, il était à l’abri des importuns. Il n’y avait rien, dans le jardin potager, qui fût de nature à attirer les visiteurs.
Geoffrey se dirigea vers un noyer au milieu de l’enclos, près duquel était un banc de bois avec une large bande de gazon à l’entour. Après avoir regardé tout autour de lui, il s’assit et alluma sa pipe.
« Je voudrais que cela fût fait », se dit-il.
Il était assis les coudes sur ses genoux, fumant et pensant. Bientôt l’agitation qui s’était emparée de lui le força à se remettre sur pieds. Il se leva et tourna autour de la bande de gazon qui entourait le noyer, comme une bête féroce dans sa cage.
Pourquoi ce trouble intérieur, maintenant qu’il était résolu à trahir l’ami qui avait eu confiance en lui et qui l’avait servi avec dévouement ? Était-il donc tourmenté par le remords ?
Lecteur, il n’était pas plus obsédé par le remords que vous ne l’êtes vous-même en lisant ces lignes. Il avait tout simplement un accès de fièvre causé par l’impatience d’arriver au but…
Pourquoi eût-il senti le remords ? Le remords est le résultat, plus ou moins direct, de l’action de deux sentiments, qui ne sont ni l’un ni l’autre innés dans la nature de l’homme. Le premier est le fruit du respect que nous apprenons à éprouver pour nous-mêmes ; le second est le fruit du respect que nous apprenons à sentir pour les autres.
Dans leurs plus hautes manifestations, ces deux sentiments s’exaltent jusqu’à devenir : premièrement, l’amour de Dieu, et secondement, l’amour du prochain. Je vous ai fait tort et je m’en repens quand le mal est fait. Pourquoi m’en repentir si j’y ai gagné quelque chose et si vous ne pouvez faire qu’il en résulte un mal pour moi-même ? Je m’en repens, parce qu’un sentiment a été mis en moi qui me dit que j’ai péché contre moi et péché contre vous.
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