Elle ne porte pas le nom de son père… elle porte le mien. Elle est Anne Sylvestre, comme je l’étais moi-même. Finira-t-elle comme moi ?

Cette question fut prononcée avec cette respiration courte et cette voix pâteuse et embarrassée qui annoncent la mort prochaine.

Celle qui l’écoutait se sentit glacée jusque dans la moelle des os.

– Ne pensez point cela ! s’écria-t-elle avec horreur. Pour l’amour du ciel, ne pensez point cela !

L’égarement reparut dans les yeux d’Anne Sylvestre.

Elle fit de faibles gestes d’impatience avec ses mains amaigries. Lady Lundie se pencha sur elle et l’entendit murmurer :

– Soulevez-moi.

Soutenue dans les bras de son amie, elle la regardait jusque dans l’âme ; ses terreurs à propos de son enfant l’agitèrent de nouveau.

– Ne l’élevez pas comme moi ! Il faut qu’elle soit institutrice… Il faut qu’elle gagne son pain… Ne la laissez pas jouer l’opéra… ne la laissez pas chanter… ne la laissez pas monter sur une scène.

Elle s’arrêta… sa voix redevint très douce, elle sourit faiblement et dit sur le ton enfantin des anciens jours :

– Jurez-le, Blanche !

Lady Lundie l’embrassa et répondit comme elle avait répondu lors de leur séparation sur le navire :

– Je le jure !

La tête de la malade s’affaissa pour ne plus se relever.

La dernière lueur de la vie brilla dans ses yeux voilés.

Pendant un moment encore ses lèvres s’agitèrent.

Lady Lundie approcha son oreille du visage de la mourante et entendit encore ces mêmes paroles :

– Elle est Anne Sylvestre… comme je l’étais moi-même. Finira-t-elle comme moi ?

6

Cinq années se sont écoulées… et l’existence des trois hommes qui étaient assis naguère à la même table, dans la salle à manger de la villa de Hampstead, a suivi une marche bien différente.

Mr Kendrew !… Mr Delamayn !… Mr Vanborough.

Que l’ordre dans lequel nous les nommons soit le même dans lequel nous allons passer en revue les événements de leur vie à tous trois, après un laps de temps de cinq années.

Comment l’ami du mari manifesta-t-il son sentiment à l’égard de sa trahison envers sa femme, nous le savons déjà.

Quelle impression reçut-il de la mort de la pauvre abandonnée, voilà ce qu’il nous reste à dire.

La rumeur publique, qui voit dans le fond du cœur des hommes et prend plaisir à publier ses découvertes malignes, avait toujours prétendu qu’il y avait un secret dans la vie de Mr Kendrew, et que ce secret était une passion sans espoir pour la femme de son ami.

Jamais il n’en avait dit un mot à âme qui vive ni à Mrs Sylvestre elle-même.

Quand elle mourut, la rumeur publique se réveilla pourtant plus forte que jamais et rechercha, dans la conduite de Mr Kendrew, la preuve de ses sentiments cachés.

Il suivit le convoi funéraire… quoiqu’il ne fût pas le parent de la morte.

Il arracha une petite poignée du gazon qui recouvrait la fosse, quand il pensa que personne ne le voyait.

Il disparut de son club ; il voyagea.

Il revint à Londres et avoua qu’il était las de l’Angleterre.

Il fit des démarches et obtint un poste dans une de nos colonies.

Quelles conclusions fallait-il tirer de tout cela ?

N’était-il pas évident que son genre de vie habituel avait perdu tout charme pour lui, depuis que l’objet de sa passion avait cessé d’exister ?

Cela pouvait être.

Des suppositions moins probables ont souvent touché juste.

Un fait sûr, dans tous les cas, c’est qu’il quitta l’Angleterre pour n’y plus revenir.

Encore un homme à la mer ! dit la rumeur publique.

Mais Mr Delamayn ?

Le solicitor en train de s’élever fut rayé du tableau, à sa requête, et entra, comme étudiant, dans une école de droit.

Pendant trois ans, on n’entendit rien dire de lui, si ce n’est qu’il travaillait avec ardeur et prenait ses inscriptions.

Il fut admis à faire partie du barreau. Ses anciens associés savaient qu’ils pouvaient avoir confiance en lui et lui confièrent des affaires. En deux ans, il se fit une position à la Cour.

À l’expiration de ces deux années, sa réputation se répandit au-dehors de la Cour.

Il parut comme jeune avocat dans une cause célèbre, où l’honneur d’une grande famille et le droit à une grande fortune étaient en jeu.

Son ancien tomba malade la veille des débats, il soutint le procès pour son défendeur et le gagna.

Le défendeur lui dit :

– Que puis-je faire pour vous ?

Mr Delamayn répondit :

– Faites-moi entrer au Parlement.

Étant propriétaire territorial, le défendeur n’eut qu’à donner des ordres, et Mr Delamayn eut son siège au Parlement.

À la Chambre des communes, le nouveau membre et Mr Vanborough se retrouvèrent.

Ils siégeaient sur le même banc et appartenaient au même parti.

Mr Delamayn remarqua que Mr Vanborough avait l’air bien vieux et bien las, et que ses cheveux avaient grisonné.

Il interrogea au sujet de son ancien client une personne bien informée qui secoua la tête.

Mr Vanborough était riche ; Mr Vanborough avait de grandes relations (par sa femme) ; Mr Vanborough était un homme honorable dans toute l’acception du terme, selon le monde ; mais personne ne l’aimait.

Il s’était très bien posé la première année, mais il en était resté là.

Incontestablement, il était habile ; mais il produisait une désagréable impression sur la Chambre.

Il donnait des fêtes splendides, mais il n’était pas sympathique à la société.

Son parti le respectait ; mais quand il y avait quelque chose à donner, on l’oubliait.

Il avait un caractère à part et, n’ayant rien contre lui, tout pour lui, au contraire, il ne se faisait pas d’amis.

C’était un homme aigri, et chez lui, comme dans le monde, cette aigreur était trop visible.

7

Cinq autres années ont passé depuis le jour où la femme abandonnée a été couchée dans sa tombe.

Nous sommes en 1866.

Un certain jour de cette année, les journaux donnèrent deux nouvelles qui firent grand bruit : la nouvelle d’une élévation à la pairie, la nouvelle d’un suicide.

Après avoir bien fait son chemin au barreau, Mr Delamayn réussissait encore mieux au Parlement.

Il devint l’un des hommes les plus éminents de la Chambre : il parlait clairement, il avait du bon sens, de la modestie ; il n’était jamais trop long ; il tenait la Chambre attentive, quand des hommes d’une plus haute valeur la fatiguaient.

Les chefs de son parti disaient ouvertement : « Nous devons faire quelque chose pour Delamayn. »

L’occasion s’offrit, et ils tinrent parole.

Leur Solicitor général avança d’un pas dans la hiérarchie gouvernementale ; ils mirent Delamayn à sa place.

Ce fut un tollé général parmi les membres plus anciens du barreau.

Le ministre répondit :

– Nous avions besoin d’un homme qui eût l’oreille de la Chambre.

Les journaux appuyèrent la nomination de Mr Delamayn.

Un grand débat survint, et le nouveau Solicitor général justifia le choix du ministère et la bonne opinion des journaux.

Ses ennemis disaient, avec une intention ironique :

– Il sera Lord Chancelier.

Ses amis faisaient, dans le cercle intime, des plaisanteries sans malice qui tendaient à la même conclusion ; ils avertissaient ses deux fils, Julius et Geoffrey (alors au collège), de surveiller leurs relations, attendu que d’un jour à l’autre ils pouvaient se trouver les fils d’un lord.

Les choses commençaient réellement à prendre cette tournure.

S’élevant toujours, Mr Delamayn fut bientôt fait Attorney général. Vers la même époque, tant il est vrai que rien ne réussit comme le succès, un de ses parents sans enfants mourut et lui laissa une belle fortune.

Dans le cours de l’été de 1866, un poste de grand juge devint vacant.

Le ministère avait fait antérieurement un choix très impopulaire.

Il chercha les moyens de remplacer plus heureusement son Attorney général et il offrit ce poste à Mr Delamayn.

Celui-ci préférait rester à la Chambre et refusa.

Les ministres ne voulurent point considérer le refus comme définitif ; on lui dit :

– Voulez-vous prendre le poste avec la pairie ?

Mr Delamayn consulta sa femme et accepta.

La Gazette de Londres annonça au monde son élévation au titre de baron Holchester de Holchester ; et les amis de la famille se frottèrent les mains en disant :

– Qu’est-ce que nous vous avions dit ? Voilà nos deux jeunes amis Julius et Geoffrey fils d’un lord !

Où en était pendant ce temps Mr Vanborough ?

Exactement au point où nous l’avions laissé cinq années auparavant.

Il était riche et même plus riche que jamais.

Il avait d’aussi belles relations de famille que jamais.

Il était aussi ambitieux que jamais ; mais c’était tout.

Il était toujours à la Chambre ; il tenait toujours son rang dans la société ; personne ne l’aimait ; il ne s’était pas fait d’amis.

Toujours la vieille histoire, avec cette différence que l’homme aigri l’était chaque jour davantage, que ses cheveux étaient devenus plus gris, que son caractère était devenu plus irritable et moins endurant que jamais.

Sa femme avait son appartement dans la maison, lui le sien ; et leurs domestiques de confiance prenaient soin qu’ils ne se rencontrassent pas même dans l’escalier.

Ils n’avaient pas d’enfants.

Ils ne se voyaient que lors de leurs grands dîners et de leurs bals.

Les gens mangeaient leurs dîners, dansaient dans leurs salons, et quand ils se communiquaient leurs impressions au sortir de la fête, ils se disaient : comme c’est ennuyeux !

Ainsi, celui qui avait été autrefois l’homme de loi de Mr Vanborough s’était élevé jusqu’à la pairie – il ne pouvait aller plus haut ! – tandis que, du bas de l’échelle, Mr Vanborough le regardait ; tout riche et bien apparenté qu’il était, il n’avait pas plus de chance de parvenir à la Chambre des lords que vous ou moi. C’est peu dire.

Sa carrière était terminée ; le jour où fut annoncée la nomination du nouveau pair, il prit la résolution d’en finir.

Il jeta de côté le journal sans dire un mot et sortit.

Sa voiture le conduisit vers les parages où l’on voit encore quelques champs verdoyants, au nord-ouest de Londres, non loin du chemin qui mène à Hampstead.

Il se dirigea seul et à pied vers la villa où il avait autrefois vécu près de la femme envers laquelle il avait eu des torts si cruels.

Des maisons neuves s’étaient bâties à l’entour.

Une partie du vieux jardin avait été vendue.

Après un moment d’hésitation, il s’arrêta devant la porte et sonna.

Il donna sa carte au domestique.

Le maître de la maison connaissait ce nom, comme celui d’un homme qui jouissait d’une grande fortune et qui était membre du Parlement ; il demanda poliment à quelle heureuse circonstance il devait l’honneur de cette visite.

Mr Vanborough répondit brièvement et simplement :

– J’ai autrefois habité cette maison. J’ai de grands souvenirs qui s’y rattachent et dont il n’est pas nécessaire que je vous importune. Voudrez-vous bien excuser ce qui peut paraître étrange dans ma demande. Je désirerais revoir la salle à manger, si vous n’y voyez pas d’empêchement et si je ne dérange personne.

Les « demandes étranges » des hommes riches sont de la nature des demandes privilégiées, pour l’excellente raison qu’on est certain qu’elles ne sont pas faites dans un but intéressé.

On conduisit Mr Vanborough dans la salle à manger.

Le maître de maison, secrètement intrigué, l’observait.

Il alla droit au seuil de la porte-fenêtre qui conduisait au jardin.

Là, il demeura debout, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans ses pensées.

Était-ce dans ces lieux qu’il l’avait vue pour la dernière fois, le jour où il l’avait quittée à jamais ?

Oui, c’était là.

Après une minute ou deux il revint à lui, mais avec l’air égaré d’un homme qui sort d’un rêve.

– C’est une jolie habitation, dit-il.

Il balbutia quelques remerciements, jeta encore un regard en arrière, avant que la porte se refermât, et revint même sur ses pas.

Il sortit enfin, et se fit conduire à la résidence du nouveau lord Holchester, où il laissa une carte.

Puis il rentra chez lui.

Son secrétaire lui rappela qu’il avait un rendez-vous dans dix minutes.

Mr Vanborough le remercia du même air distrait et égaré que tout à l’heure avait remarqué le propriétaire de la villa, et il passa dans son cabinet de toilette.

La personne avec laquelle il avait pris un rendez-vous se présenta, et le domestique vint frapper à la porte.

Elle était fermée au verrou.

Il fallut la briser, et on trouva Mr Vanborough étendu sur le sol.

On reconnut qu’il s’était donné la mort de sa propre main.

8

Maintenant, le prologue de ce récit nous ramène aux deux jeunes filles et doit nous apprendre comment les années se sont passées pour Anne et Blanche.

Lady Lundie fit plus qu’accomplir la promesse solennelle qu’elle avait faite à son amie.

Mise à l’abri de toute tentation qui aurait pu l’engager à suivre la carrière de sa mère, préparée à la profession d’institutrice par la culture de tous les arts et avec tous les avantages que l’argent peut procurer, le premier et le seul essai par Anne de ses talents eut lieu sous le toit de lady Lundie et sur Blanche elle-même.

La différence d’âge qui existait entre les deux jeunes filles, sept années, et leur affection mutuelle qui semblait grandir avec les années favorisaient l’expérience.

Institutrice de Blanche, en même temps que son amie, Anne Sylvestre vit sa première jeunesse se passer tranquille, heureuse, sans événement, dans le modeste sanctuaire du foyer domestique.

Quel contraste plus frappant pourrait-on imaginer entre cette première partie de son existence et celle de sa mère ?

Qui aurait pu voir autre chose que les fantômes qui environnent la mort dans les alarmes qui avaient torturé Mrs Sylvestre à ses derniers moments ?

Mais deux choses graves arrivèrent dans le cercle paisible du foyer.

En 1858, la maison fut mise en joie par l’arrivée de sir Thomas Lundie ; en 1865, cette douce vie de famille fut brisée par le nouveau départ pour l’Inde de sir Thomas, accompagné cette fois de sa femme.

Depuis quelque temps, la santé de lady Lundie déclinait.

Les médecins, consultés sur son état, tombèrent d’accord pour dire qu’un voyage sur mer lui rendrait des forces.

Par affection pour sa femme, sir Thomas consentit à différer son départ, afin de faire le voyage avec elle.

La seule difficulté à surmonter était de partir en laissant Blanche et Anne en Angleterre.

Les docteurs avaient en effet déclaré que, à l’âge critique que Blanche avait à franchir, ils ne pouvaient approuver son départ pour l’Inde avec sa mère.

De proches et chers parents offrirent de prendre chez eux Blanche et sa gouvernante.

Sir Thomas, de son côté, s’engageait à ramener sa femme dans un an et demi ou deux ans au plus.

Assaillie de toutes parts, lady Lundie vainquit enfin sa répugnance à se séparer des deux jeunes filles.

Elle consentit à cette épreuve avec un grand abattement d’esprit et une secrète appréhension de l’avenir.

Au dernier moment, elle prit Anne à part.

Anne était alors une jeune femme de vingt-deux ans, et Blanche en avait quinze.

– Ma chère, fit-elle, je dois vous dire à vous ce que je ne puis pas dire à sir Thomas et ce que je n’ai pas le courage de dire à Blanche. Je m’en vais, l’esprit assailli de mauvais pressentiments. Je suis persuadée que je ne vivrai pas assez longtemps pour revenir en Angleterre et, quand je serai morte, je crois que sir Thomas se remariera. Il y a bien des années, votre mère, à son lit de mort, était inquiète de votre avenir. C’est à mon tour d’être inquiète de l’avenir de Blanche. J’ai promis à ma chère et tendre amie que vous seriez une fille pour moi, et cette promesse lui a rendu la paix de l’esprit. Rendez la paix à mon pauvre cœur, Anne, avant que je parte, et, quoi qu’il puisse arriver dans l’avenir, promettez-moi d’être toujours ce que vous êtes maintenant, une sœur pour Blanche.

Elle lui tendit sa main pour la dernière fois.

Le cœur plein de reconnaissance, Anne baisa cette main et fit le serment demandé.

9

Deux mois après, l’un des pressentiments qui pesaient sur l’esprit de lady Lundie se réalisa.

Elle mourut pendant le voyage et eut la mer pour tombe.

Une année plus tard, son autre pressentiment se confirmait.

Sir Thomas Lundie se remaria.

Il ramena sa seconde femme en Angleterre, vers la fin de l’année 1866.

Il se rappela et respecta la confiance que sa première femme avait en Anne.

La seconde lady Lundie, conformant prudemment sa conduite à celle de son mari, laissa d’ailleurs les choses comme elle les avait trouvées dans sa nouvelle demeure.

Au commencement de l’année 1867, l’amitié entre Anne et Blanche était vraiment de l’amour fraternel.

L’avenir était beau pour les deux jeunes filles.

À cette époque, des personnes qui avaient joué un rôle dans la tragédie de la villa de Hampstead, douze années auparavant, trois étaient mortes, une vivait exilée volontaire sur la terre étrangère.

Il ne restait de survivants qu’Anne et Blanche et le solicitor qui avait découvert la nullité du mariage irlandais, autrefois Mr Delamayn, actuellement lord Holchester.

 

 

PREMIÈRE SCÈNE
LA SERRE

1

LES HIBOUX

Au printemps de l’année 1868, vivaient, dans un comté du nord de l’Angleterre, deux vénérables hiboux.

Ces hiboux habitaient une serre en ruine et abandonnée. Cette serre dépendait d’une résidence de campagne dans le comté de Perth. Cette résidence était connue sous le nom de Windygates.

La situation de Windygates avait été savamment choisie dans cette partie du comté où des champs fertiles commencent à tapisser les versants de la région montagneuse qui, au-delà, est stérile.

La maison d’habitation était intelligemment construite, meublée avec luxe ; les écuries offraient un modèle de ventilation et de proportions spacieuses ; les jardins et le parc étaient princiers, mais Windygates, malgré tous ces avantages, avait, avec le temps, marché vers la ruine.

La malédiction des procès était tombée sur le château et les terres qui en dépendaient. Pendant plus de dix ans, un interminable litige avait enfermé le domaine dans un cercle de sentences judiciaires qui le séquestraient du reste du monde et même en interdisaient l’approche.

Le château était fermé, les jardins incultes livrés à l’envahissement des mauvaises herbes, la serre était couverte jusqu’au faîte par les plantes grimpantes dont le développement avait amené à sa suite les oiseaux de nuit.

Pendant des années, les deux hiboux avaient vécu sans trouble dans la propriété qu’ils avaient acquise en vertu du plus ancien des droits, le droit de l’occupant.

Le jour, ils restaient graves et paisibles au milieu de l’obscurité répandue autour d’eux par les lierres ; à la tombée de la nuit, ils s’éveillaient à la vie.

Tous deux volaient sans bruit au milieu des terres tranquilles en quête de leur proie. Parfois, ils battaient un champ comme un chien d’arrêt et fondaient sur une souris imprudente. D’autres fois, planant au-dessus de la surface noire des eaux, ils cherchaient dans le lac le moyen de varier leurs plaisirs et leurs repas, et ils enlevaient une perche.

Leurs estomacs robustes s’arrangeaient tout aussi bien d’un rat que d’un insecte. Parfois même, et cet exploit les rendait fiers et marquait leur existence, ils étaient assez habiles pour saisir un petit oiseau perché sur les hautes branches. Dans ces occasions, le sentiment qu’ont partout les gros oiseaux de leur supériorité sur les petits échauffait leur sang habituellement si froid ; ils poussaient des cris joyeux dans le silence de la nuit.

C’est ainsi que, pendant des années, les hiboux avaient dormi d’un sommeil tranquille, et que chaque jour ils avaient trouvé une nourriture abondante quand arrivait l’obscurité de la nuit.

Ils avaient pris, avec les plantes grimpantes, possession de la serre. Conséquemment, les plantes grimpantes étaient partie constituante de la serre, et conséquemment aussi ils étaient les gardiens de cette constitution.

Il y a des hiboux humains qui raisonnent comme ceux-ci ; et qui savent également faire leur proie des petits oiseaux.

La constitution de la serre dura jusqu’au printemps de l’année 1868, quand les pas profanes des innovateurs vinrent les troubler dans leur royaume, et leurs vénérables privilèges leur furent disputés par le monde extérieur.

Deux êtres sans plumes apparurent, sans y avoir été invités, à la porte de cette serre ; ils examinèrent les lierres constitutionnels et dirent :

– Il faut les jeter bas.

Ils regardèrent l’horrible lumière du jour et dirent encore :

– Il faut qu’elle pénètre là-dedans.

Puis ils s’en allèrent et on les entendit qui disaient encore en s’éloignant ensemble :

– Demain, ce sera fait.

Et les hiboux disaient de leur côté :

– Nous avons pourtant honoré cette serre en l’occupant pendant tant d’années… l’horrible lumière du jour doit-elle pénétrer jusqu’à nous ? Milords et Messieurs, la Constitution est détruite ?

Ils arrêtèrent une résolution à cet effet, dans les formes adoptées par les créatures de leur espèce, puis ils refermèrent leurs yeux, ayant conscience d’avoir fait leur devoir.

La nuit suivante, tandis qu’ils volaient à travers les champs, ils remarquèrent avec déplaisir de la lumière à l’une des fenêtres du château.

Que signifiait cette lumière impie ?

Elle signifiait, en premier lieu, que le procès était fini ; elle signifiait, en deuxième lieu, que le propriétaire de Windygates, ayant besoin d’argent, s’était décidé à louer sa propriété ; elle signifiait, en troisième lieu, que la propriété avait trouvé un locataire et allait être réparée extérieurement et intérieurement.

Les hiboux poussèrent de grands cris en battant les plaines dans l’obscurité, et cette nuit-là, ayant fondu sur une souris, ils la manquèrent.

Le lendemain matin, profondément endormis sous la foi de la Constitution, ils furent éveillés par les voix de beaucoup d’êtres sans plumes rassemblés tout autour d’eux.

Ils ouvrirent les yeux et protestèrent en reconnaissant des instruments de destruction qui attaquaient les plantes grimpantes.

Tantôt ici, tantôt là, ces instruments faisaient pénétrer l’horrible lumière du jour dans la serre.

Mais les hiboux se montrèrent à la hauteur de la situation ; ils hérissèrent leurs plumes et crièrent :

– Non, nous ne nous rendrons pas !

Les êtres sans plumes continuèrent joyeusement leur œuvre et répondirent :

– Réforme !…

Les plantes grimpantes tombaient ; l’horrible lumière du jour pénétrait, de plus en plus brillante.

Les hiboux avaient à peine eu le temps de prendre une nouvelle décision et de se dire : « Nous défendrons la Constitution… » quand un rayon de soleil vint les frapper aux yeux et les forcer à s’envoler pour chercher l’ombre au lieu le plus proche.

Là, ils se perchèrent, clignant des yeux, tandis que la serre était débarrassée des plantes qui l’avaient enveloppée, que les boiseries poudreuses étaient renouvelées, et que l’air et le soleil purifiaient ce lieu obscur.

Les hiboux, au loin, fermaient les yeux et reprenaient :

– Milords et Messieurs, la Constitution est détruite !

2

LES HÔTES

À qui incombait la responsabilité de la réforme accomplie dans la serre ?

Au nouveau locataire sans doute.

Et qui était ce nouveau locataire ?

 

Cette serre, qui avait été, au printemps de 1868, la triste habitation d’un couple de hiboux, était, à l’automne de la même année, le lieu de réunion vivant et animé d’une foule de dames et de gentlemen assemblés pour une partie de plaisir dans le parc.

C’étaient les hôtes du locataire de Windygates.

La scène, au début de cette partie de plaisir, était charmante.

À l’intérieur de la serre, les femmes se montraient brillantes comme des papillons, sous leurs vêtements d’été, qui tranchaient avec éclat sur le sombre costume adopté par les hommes de la société moderne.

Au-dehors de la serre, on pouvait voir, par trois grandes baies en forme d’arcades, une vaste pelouse, conduisant à des parterres en fleurs et à des massifs d’arbustes.

Plus loin encore, à travers une percée faite au milieu des grands arbres, on apercevait la maison devant laquelle jaillissait une fontaine avec un beau jet d’eau qui chatoyait au soleil.

On riait, on jasait, mais au milieu de ce bourdonnement joyeux une voix domina toutes les autres et réclama impérieusement le silence.

Une jeune femme s’avança sur le gazon devant la serre et inspecta la foule des hôtes, comme un général passant en revue ses régiments.

Elle était jeune, elle était jolie ; elle n’était en rien embarrassée par les regards de tout ce monde. Elle était habillée dans le plus pur style de la fashion.

Un chapeau qui rappelait une assiette à dessert était placé sur son front ; un ballon de cheveux d’un brun très clair bien bouffants partait du sommet de sa tête ; une cataracte de perles se répandait sur sa poitrine ; une paire de hannetons en émail, offrant une effrayante ressemblance avec les originaux vivants, pendait à ses oreilles ; sa robe fort courte était d’un bleu céleste ; ses fines chevilles se dessinaient à travers ses bas à raies ; ses souliers étaient de ceux qu’on nomme à la Watteau et dont les hauts talons font frémir les hommes, qui se demandent : « Comment cette charmante personne peut-elle se tenir sur ces petits morceaux de bois ? »

Cette jeune femme était miss Blanche Lundie, la petite Blanche si fraîche et si rosée qui a été présentée au lecteur dans le Prologue.

Elle avait alors 18 ans, position excellente, fortune certaine, caractère vif, dispositions variables. En un mot, une enfant du siècle actuel, avec les mérites et les défauts de son temps, et sous tout cela un grand fonds de sincérité, de loyauté, et de chaleur de sentiment.

– Maintenant, mes bons amis ! cria miss Blanche, silence, s’il vous plaît ! Nous allons choisir nos camps pour la partie de croquet. Aux affaires… aux affaires… aux affaires !…

Sur cette interpellation, une autre dame, parmi la compagnie, prit un maintien grave et répondit, en dirigeant sur Blanche un regard de doux reproche et sur le ton d’une bienveillante protestation.

Cette autre dame était grande, forte, âgée de 35 ans.