Elle présentait à l’observateur un nez cruellement aquilin, un menton droit qui indiquait un caractère obstiné, des cheveux et des yeux noirs magnifiques, une riche toilette, mais sobre de couleur, et une gracieuse nonchalance de mouvement qui séduisait au premier abord, mais devenait promptement monotone et fatigante.
Cette dame était la seconde lady Lundie, actuellement veuve, après quatre mois seulement de mariage, de feu sir Thomas Lundie. En d’autres termes, c’était la belle-mère de Blanche et l’enviable locataire du château et des terres de Windygates.
– Ma chère, dit lady Lundie, les mots ont leur signification, même quand ils sortent des lèvres d’une très jeune personne. Pourquoi rangez-vous le croquet parmi les affaires ?
– Assurément, vous ne le rangez pas parmi les plaisirs ? lança une voix ironique du fond de la serre.
Les rangs des visiteurs s’ouvrirent devant celui qui venait de parler, et l’on vit paraître, au milieu de cette réunion toute moderne un gentleman du siècle précédent.
Les manières de ce gentleman se distinguaient par une grâce sans raideur et une politesse inconnues à la nouvelle génération. Son costume était composé d’une cravate blanche plusieurs fois enroulée autour de son cou, d’un habit bleu boutonné jusqu’au menton, d’un pantalon nankin et de guêtres assorties, costume fort ridicule pour l’époque.
Sa parole était facile et révélait une indépendance d’esprit contenue dans les bornes d’une grande politesse. Ses ripostes, toujours satiriques, étaient fort redoutées, car l’esprit est peu du goût de la génération présente.
De sa personne, il était mince, élancé, avait une belle tête blanche, des yeux noirs pleins de feu, et une sorte de contraction imprimée aux coins de ses lèvres par son humeur sardonique. Il était affligé d’une infirmité connue sous le nom de pied-bot, il la supportait comme ses années, c’est-à-dire gaiement.
Il était célèbre dans la société pour sa canne d’ivoire dans la pomme de laquelle une tabatière était artistement enchâssée, mais on le craignait à cause de son antipathie pour les institutions modernes, qu’il exprimait à propos et hors de propos, avec une sagacité qui le faisait toujours frapper sur le point le plus faible.
Tel était sir Patrick Lundie, frère du feu baronnet, sir Thomas Lundie, et héritier à sa mort du titre et des biens patrimoniaux.
Miss Blanche, sans se préoccuper de l’observation de sa belle-mère et du commentaire de son oncle, montra une table sur laquelle les maillets et les boules du jeu de croquet étaient déposés.
– Je me mets à la tête de l’un des camps, mesdames et messieurs, et lady Lundie se met à la tête de l’autre, s’écria-t-elle. Nous choisirons nos joueurs à tour de rôle. Maman a sur moi l’avantage des années, aussi est-ce elle qui choisira la première.
Après un regard jeté à sa belle-fille, qui, bien interprété, voulait dire : « Je vous renverrais en nourrice, mademoiselle, si je le pouvais ! », lady Lundie se retourna et promena ses regards sur ses hôtes. Elle avait évidemment arrêté d’avance dans son esprit quel joueur elle choisirait le premier.
– Je choisis miss Sylvestre, dit-elle, en appuyant avec une certaine emphase sur le nom de la personne désignée par elle.
À ces mots, les groupes s’ouvrirent de nouveau. Nous connaissons celle qui parut alors : c’était Anne. Les étrangers, qui la rencontraient pour la première fois, virent une jeune femme dans la première fleur de la vie, simplement vêtue d’une robe blanche sans ornements qui s’avançait lentement devant la maîtresse de la maison.
Un certain nombre des personnes réunies pour cette partie de plaisir avaient été amenées par des amis qui avaient le privilège de pouvoir les présenter.
Dès qu’Anne parut, chacun des hommes présents se sentit soudain intéressé en faveur de cette charmante personne.
– C’est une délicieuse femme, dit un des étrangers à l’un des amis de la maison. Qui est-elle ?
L’ami répondit :
– L’institutrice de miss Lundie… voilà tout.
Lady Lundie et miss Sylvestre étaient arrivées en face l’une de l’autre.
L’étranger regarda les deux femmes et murmura :
– Il y a quelque chose qui ne va pas bien entre lady Lundie et l’institutrice.
L’ami de la maison les regarda et dit :
– Évidemment !
Il y a certaines femmes dont l’influence sur les hommes est un mystère insondable pour les personnes de leur sexe. L’institutrice était l’une de ces femmes.
Elle avait hérité du charme, mais non de la beauté de sa malheureuse mère. Jugée sur un simple portrait illustrant un livre d’étrennes exposé à la vitrine d’un libraire, l’arrêt prononcé sur elle aurait été inévitablement celui-ci : elle n’a pas un seul beau trait dans le visage. Il n’y avait, en effet, rien de particulièrement remarquable dans la personne de miss Sylvestre, vue à l’état ordinaire.
Elle était de taille moyenne, et aussi bien faite que beaucoup de femmes ; de cheveux et de teint elle n’était ni brune ni blonde, mais plutôt dans des conditions de neutralité agaçante entre les deux couleurs. Ce qui était pis, c’est que son visage avait réellement des défauts marqués qu’il était impossible de nier.
Ainsi, une contraction nerveuse du coin de la bouche rompait la ligne de ses lèvres quand elle parlait ; on pouvait observer dans l’un de ses yeux une certaine incertitude nerveuse, si bien que c’était à peine si elle échappait au reproche de loucher.
Et pourtant, en dépit de ces indiscutables défectuosités, elle était l’une de ces femmes, du formidable petit nombre de ces femmes qui tiennent les cœurs des hommes et la tranquillité des familles à leur merci.
Si elle se levait, on apercevait dans tous ses mouvements un charme subtil, qui vous forçait à vous retourner, à suspendre votre conversation, à l’observer en silence tandis qu’elle marchait.
Elle s’asseyait auprès de vous ; elle vous parlait, et voilà qu’il se passait un je-ne-sais-quoi dans cette petite contraction du coin de ses lèvres, dans l’incertitude nerveuse de ses yeux gris et doux, qui changeait ces défauts en beautés, qui exerçait son empire sur vos sens, qui vous faisait tressaillir si, par hasard, sa robe vous effleurait, qui faisait battre votre cœur si vous regardiez avec elle dans le même livre et si vous sentiez son souffle sur votre visage.
Tout cela, bien entendu, n’arrivait que si vous étiez un homme.
Si vous la voyiez avec les yeux d’une femme, les effets étaient tout autres.
Les belles ladies se retournaient simplement vers leur voisine et disaient avec un accent de profonde pitié pour l’autre sexe :
– Qu’est-ce que les hommes peuvent voir de bien chez cette fille ?
Les yeux de la maîtresse de maison et ceux de l’institutrice se rencontrèrent avec une défiance marquée de part et d’autre. Tout le monde put voir ce que l’étranger et l’ami de la maison avaient observé : il y avait quelque chose entre les deux dames.
Miss Sylvestre parla la première.
– Je vous remercie, lady Lundie, dit-elle. J’aurais préféré ne pas jouer.
Lady Lundie manifesta une surprise extrême, dépassant les bornes qu’impose le savoir-vivre.
– Oh, en vérité ? répliqua-t-elle aigrement. Quand nous sommes tous réunis ici pour jouer, cela semble assez extraordinaire. Vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux, miss Sylvestre ?
Le pâle visage de l’institutrice se couvrit d’une rougeur passagère ; mais elle fit son devoir comme femme et comme institutrice : elle se soumit, et ainsi les apparences furent sauvées encore cette fois.
– Il ne m’est rien arrivé, répondit-elle ; seulement je ne suis pas très bien ce matin ; néanmoins, je jouerai si vous le désirez.
– Je le désire, répondit lady Lundie.
Miss Sylvestre se dirigea vers l’une des entrées de la serre. Elle attendait les événements, regardant devant elle, au-delà de la pelouse, avec un trouble intérieur fort visible, et que trahissaient les mouvements de son corsage.
C’était au tour de Blanche de choisir un autre joueur.
Elle paraissait bien incertaine sur le choix qu’elle avait à faire ; elle porta ses regards sur ses hôtes et aperçut un gentleman qui se trouvait placé sur les premiers rangs, en face d’elle. Il était à côté de sir Patrick, et c’était un aussi remarquable représentant de l’école moderne que sir Patrick de celle du temps passé.
Le gentleman moderne était jeune, brillant de santé, grand, et fort. La raie qui séparait sa chevelure frisant naturellement, signe caractéristique de la race saxonne, partait du milieu de son front, montait jusqu’au sommet de sa tête et venait se terminer au milieu de sa large nuque. Ses traits étaient aussi parfaitement réguliers et aussi parfaitement intelligents que peuvent l’être ceux d’une créature humaine.
Sa physionomie gardait une immobilité merveilleuse à voir. Les muscles de ses bras vigoureux se dessinaient en saillie sur les manches de son léger vêtement d’été. Il avait la poitrine large, la taille mince, et à le voir si solidement campé sur ses jambes, on reconnaissait un magnifique animal humain, arrivé au plus haut point du développement physique.
C’était sir Geoffrey Delamayn, communément appelé l’Honorable, et méritant cette distinction à plus d’un titre.
Il était Honorable, en premier lieu, comme étant le fils (le second fils) du solicitor, autrefois en voie de s’élever, qui était devenu lord Holchester. Il était honorable, en second lieu, comme s’étant acquis la plus haute distinction populaire que l’éducation anglaise moderne peut accorder, par le maniement des avirons, dans les courses de canots à l’Université.
Ajoutez que personne ne l’avait jamais vu lire autre chose qu’un journal, que personne ne l’avait vu en retard pour faire un pari ; et le portrait de ce jeune Anglais sera complet pour le moment présent.
Les yeux de Blanche s’arrêtèrent sur lui, et elle le désigna comme le premier joueur à mettre dans son camp.
– Je choisis Mr Delamayn, dit-elle.
Lorsque ce nom sortit des lèvres de Blanche, la rougeur qui avait coloré le visage de miss Sylvestre disparut et fit place à une mortelle pâleur. Elle fit même un mouvement pour quitter la serre, mais elle s’arrêta brusquement et sa main s’appuya sur le dossier du siège rustique qui se trouvait à sa portée.
Un gentleman qui était derrière elle la vit saisir le dossier de ce siège par un geste si soudain et si énergique, que le gant se déchira. Il consigna aussitôt dans son mémorandum mental cette note sur miss Sylvestre : « Un caractère du diable ! »
Pendant ce temps, Mr Delamayn, par une étrange coïncidence, prit exactement le même parti que miss Sylvestre.
Lui aussi essaya de se faire dispenser de prendre part au jeu.
– Je vous remercie beaucoup, dit-il. Pourriez-vous me faire un nouvel honneur en choisissant quelque autre que moi ? Ce n’est pas dans ma ligne.
Cinquante années auparavant, une pareille réponse adressée à une dame eût été considérée comme une impertinence inexcusable.
Le code social du temps présent n’est pas le même, et cette réponse parut à tout le monde franchement amusante.
La société se mit à rire.
Blanche perdit son empire sur elle-même.
– Ne pouvez-vous vous intéresser à autre chose qu’au sérieux emploi de la force musculaire, Mr Delamayn ? dit-elle aigrement.
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