Mari et Femme - Tome I

Wilkie Collins

MARI ET FEMME

Tome I

1870

Traduit par Charles-Bernard Derosne

PRÉFACE

Le récit que je soumets aujourd’hui au lecteur diffère en un point de mes précédents ouvrages. La fiction, cette fois, repose sur des faits et aspire à apporter un appui quelconque à la réforme de certains abus trop longtemps tolérés parmi nous sans aucune répression.

Il ne peut y avoir aucune discussion sur l’état scandaleux de la législation régissant actuellement le mariage dans le Royaume-Uni. Le rapport de la Commission royale, nommée pour étudier le fonctionnement de ces diverses lois, a fourni les bases fondamentales sur lesquelles j’ai écrit ce livre. Les renseignements donnés par une autorité aussi élevée, pouvant être nécessaires pour convaincre le lecteur que je ne le trompe pas, sont réunis dans l’Appendice. J’ajouterai seulement que tandis que j’écris ces lignes le Parlement songe à remédier aux abus criants qui sont exposés dans le récit d’Hester Dethridge. Il y a donc enfin une espérance de voir établir légalement, en Angleterre, les droits d’une femme mariée, de façon qu’elle possède ses biens et soit maîtresse du produit de son travail. En dehors de cela aucune tentative n’a été faite par les Chambres, que je sache, pour remédier aux vices qui existent dans les lois du mariage de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. Les membres de la Commission royale ont demandé avec une grande fermeté que l’État intervînt, mais jusqu’à présent ils n’ont pu obtenir aucune réponse du Parlement.

Quant à l’autre question morale que j’ai traitée dans ces pages, l’engouement actuel pour les exercices musculaires et son influence sur la santé et le moral de la génération qui s’élève en Angleterre, je ne me dissimule pas qu’en cela j’ai marché sur un terrain délicat et que certaines personnes m’en voudront beaucoup de ce que j’ai écrit à ce sujet.

Bien que je ne puisse pas m’appuyer sur une Commission royale, je déclare, néanmoins, que je puis produire des faits. Quant aux résultats physiques de la manie du développement des muscles qui s’est emparée de nous ces dernières années, il est certain que l’opinion émise dans ce livre est celle du corps médical en général, ayant à sa tête l’autorité de Mr Skey. Et (si la preuve médicale était mise en discussion comme une preuve reposant simplement sur la théorie) il est certain que l’opinion émise par les médecins est une opinion que les pères de toutes les parties de l’Angleterre peuvent confirmer, en montrant leurs fils à l’appui. Cette nouvelle forme de notre « excentricité nationale » a ses victimes pour attester son existence – victimes brisées et infirmes pour le restant de leurs jours.

Quant aux résultats moraux, je puis avoir raison ou je puis avoir tort, en voyant comme je le fais un rapprochement entre le récent développement effréné des exercices physiques en Angleterre et le récent développement de la grossièreté et de la brutalité parmi certaines classes de la population anglaise. Mais peut-on nier que la grossièreté et la brutalité existent, et bien plus, qu’elles n’aient pris des développements formidables parmi nous, ces dernières années ? Nous sommes devenus si honteusement familiers avec la violence et l’injure que nous les reconnaissons comme un ingrédient nécessaire dans notre système social, et que nous classons nos sauvages, comme une partie représentative de notre population, sous la dénomination nouvellement inventée de Roughs. L’attention publique a été dirigée par des centaines d’écrivains sur le Rough malpropre et en haillons. Si l’auteur de ce livre s’était renfermé dans ces limites, il aurait entraîné tous les lecteurs avec lui. Mais il est assez courageux pour appeler l’attention publique sur le Rough débarbouillé et en habit décent, et il doit se tenir sur la défensive vis-à-vis des lecteurs qui n’auraient pas remarqué cette variété ou qui, l’ayant remarquée, préfèrent l’ignorer.

Le Rough, avec les mains propres et un habit convenable sur le dos, peut se suivre aisément à travers les nombreux échelons de la société anglaise, dans les classes moyennes et élevées. Je n’en citerai que quelques exemples. La classe médicale s’est divertie, il n’y a pas longtemps, à son retour d’une fête publique ; elle a enfoncé des portes, éteint des réverbères et terrifié les honnêtes habitants d’un faubourg de Londres. La classe militaire, il n’y a pas longtemps non plus, a commis, dans certains régiments, des atrocités telles qu’elles ont obligé les autorités supérieures à intervenir. La classe commerciale, l’autre jour, s’est ruée sur un banquier étranger, l’a sifflé, violenté, alors qu’il était entré pour visiter la Bourse, avec l’un des membres les plus âgés et les plus estimés de notre haute finance. La classe universitaire (à Oxford) a chahuté le vice-chancelier et les chefs des collèges, et mis les spectateurs dehors à la Fête de la Commémoration, en 1869 ; depuis, elle a saccagé la bibliothèque de Christchurch, et brûlé les bustes et les sculptures qu’elle contenait. C’est un fait que ces crimes ont été commis. C’est un fait que leurs auteurs figurent en grand nombre parmi les protecteurs et parfois parmi les héros des Sports athlétiques. N’y avait-il point là matière à tracer un caractère comme celui de Geoffrey Delamayn ? Ai-je donc tiré de ma seule imagination la scène qui se passe à la réunion athlétique de la taverne Cock and Bottle, à Putney ? N’est-il pas besoin de protester, dans l’intérêt de la civilisation, contre le retour parmi nous du barbarisme, qui se prétend le régénérateur des vertus mâles et qui trouve la stupidité humaine actuellement assez épaisse pour écouter ces prétentions ?

Avant de terminer ces quelques lignes d’introduction, et pour revenir à la question d’art, j’espère que le lecteur trouvera que le but du récit fait toujours partie intégrante du récit lui-même. La première condition de succès pour un ouvrage de ce genre, c’est que la vérité et la fiction ne se séparent jamais l’une de l’autre. J’ai sérieusement travaillé pour atteindre ce but ; et j’espère n’avoir pas travaillé vainement.

W. C.

Juin 1871.

PROLOGUE

LE MARIAGE IRLANDAIS

PREMIÈRE PARTIE

La villa de Hampstead

1

Un matin d’été, sur les flots… il y a quarante ans… dans la cabine d’un paquebot de la Compagnie des Indes orientales prêt à partir de Gravesend pour Bombay, deux jeunes filles pleuraient ensemble.

Elles avaient le même âge, 18 ans.

Toutes deux, élevées dans la même pension, étaient restées unies par les liens de la plus tendre et de la plus intime amitié.

Elles se séparaient alors pour la première fois, et peut-être pour toute la vie.

L’une se nommait Blanche, l’autre Anne.

Toutes deux étaient nées de parents pauvres ; toutes deux avaient été surveillantes dans la même maison ; toutes deux étaient destinées à gagner leur vie par leur travail.

La pauvreté, d’ailleurs, était le seul point de ressemblance qui existait entre elles.

Blanche était passablement attrayante, passablement intelligente, mais rien de plus.

Anne était d’une beauté rare et riche de tous les dons.

Les parents de Blanche étaient de braves et dignes gens, qui n’avaient en vue que d’assurer, au prix de tous les sacrifices, le bonheur futur de leur enfant.

Les parents d’Anne étaient des êtres dépravés et sans cœur, ne songeant qu’à spéculer sur la beauté de leur fille, et s’étaient arrangés pour exploiter ses talents à leur profit.

Les deux jeunes filles commençaient donc la vie dans des conditions bien différentes.

Blanche s’en allait en Inde pour y être institutrice dans la maison d’un juge, sous la tutelle de la femme de ce magistrat.

Anne devait attendre, chez ses parents, l’occasion de partir, à peu de frais, pour le conservatoire de Milan. Là, toute seule, abandonnée en pays étranger, elle devait étudier pour le théâtre, puis revenir à Londres, où elle ferait la fortune de ses parents sur les scènes lyriques.

Et toutes deux, assises dans la cabine de ce navire en partance pour l’Inde, elles se tenaient étroitement embrassées, pleurant amèrement.

Les adieux qu’elles échangeaient, empreints de l’exagération passionnée propre aux jeunes filles, étaient pourtant bien sincères et émanaient de deux cœurs tendres et honnêtes.

– Blanche, il se peut que vous vous mariiez en Inde. Alors, vous ferez en sorte que votre mari vous ramène en Angleterre.

– Anne, il se peut que la carrière théâtrale ne vous rende point heureuse. Alors, vous la quitterez et vous viendrez me rejoindre en Inde.

– En Angleterre, hors de l’Angleterre, mariées ou non mariées, nous nous retrouverons ensemble, ma chère Blanche, fût-ce dans des années. Nous aurons toujours au fond du cœur la même vieille affection l’une pour l’autre, comme des sœurs dévouées, et ce sera pour toute la vie ! Jurez-le, Blanche !

– Je le jure, Anne !

– De tout votre cœur et de toute votre âme !

– De tout mon cœur et de toute mon âme !

Les voiles se gonflèrent sous le vent et le navire se mettait en mouvement.