Il fut nécessaire d’en appeler à l’autorité du capitaine pour séparer les deux jeunes filles.
Le capitaine intervint avec douceur et fermeté.
– Venez, ma chère, dit-il, en passant son bras autour de la taille d’Anne ; je sais ce que sont les gros chagrins. Et moi aussi, j’ai une fille.
Anne laissa tomber sa tête sur l’épaule du marin, qui souleva la jeune fille et la déposa lui-même dans la barque rangée contre le flanc du paquebot.
Cinq minutes plus tard, le navire était en marche, la barque abordait au quai ; les deux jeunes filles échangèrent des signes d’adieu avec leurs mouchoirs et se virent de loin une dernière fois, pour bien des années.
Cela se passait en 1831.
2
Vingt-quatre ans plus tard, au cours de l’été de 1855, on pouvait remarquer sur les murs de Hampstead l’affiche suivante :
VILLA À LOUER TOUTE MEUBLÉE
La maison était encore occupée par les personnes qui désiraient la louer.
Le soir où commence ce récit, une dame et deux messieurs étaient à table.
La dame avait atteint l’âge mûr, 42 ans environ ; elle était encore d’une rare beauté.
Son mari, de quelques années plus jeune, était assis en face d’elle et gardait un silence contraint ; jamais il n’arrivait que son regard s’arrêtât sur sa femme.
Le troisième convive était un ami.
Le mari se nommait Vanborough et son hôte, Kendrew.
On touchait à la fin du dîner, les fruits et le vin étaient sur la table. Mr Vanborough poussa les bouteilles devant Mr Kendrew. La maîtresse de maison jeta un coup d’œil au domestique qui servait et dit :
– Faites entrer les enfants.
La porte s’ouvrit et l’on vit paraître une fillette de 12 ans qui tenait par la main une autre petite fille de 5 ans à peu près ; toutes deux étaient habillées de blanc et parées d’une gracieuse écharpe bleu clair.
Elles ne se ressemblaient pas et n’avaient même entre elles aucun air de famille.
La plus âgée était mince et délicate ; son visage pâle dénotait une sensibilité exquise.
La plus jeune, au contraire, était mignonne et fraîche, avec des joues vivement colorées, des yeux brillants et mutins, une charmante petite image du bonheur et de la santé.
C’est cette dernière que Mr Kendrew regarda d’un air surpris.
– Voilà une jeune demoiselle, dit-il, qui est une étrangère pour moi.
– Si vous n’étiez pas devenu vous-même un étranger pour nous pendant toute l’année passée, répondit Mrs Vanborough, vous ne diriez pas cela. Je vous présente la petite Blanche, l’unique enfant de ma plus chère amie. Quand la mère de Blanche et moi nous nous sommes vues pour la dernière fois, nous étions deux pauvres pensionnaires faisant leur entrée dans le monde. Mon amie est partie pour l’Inde et s’y est mariée assez tard. Vous pouvez avoir entendu parler de son mari… ce fameux officier de l’armée des Indes, sir Thomas Lundie… le riche sir Thomas, comme on l’appelle. Lady Lundie est maintenant en route pour revenir en Angleterre, qu’elle n’a pas vue depuis que nous nous sommes quittées. Je suis effrayée quand je pense au nombre d’années qui ont passé depuis ce temps-là ! Je l’attendais hier, je l’attends aujourd’hui… Elle peut arriver à tout moment. Nous avions échangé la promesse de nous revoir et c’est sur le navire qui l’emportait vers l’Inde que nous nous sommes engagées par serment à nous aimer toute la vie. Imaginez comme nous allons nous trouver changées toutes deux !
– Mais, reprit Mr Kendrew, votre amie paraît vous avoir envoyé sa petite fille pour se faire représenter et se faire attendre. C’est un bien long voyage pour une si jeune voyageuse.
– Un voyage ordonné par les médecins de l’Inde, répliqua Mrs Vanborough. Blanche avait besoin de l’air de l’Angleterre. Sir Thomas était malade à cette époque, et sa femme ne pouvait le quitter. Elle a envoyé ici son enfant. À quelle autre personne que moi pouvait-elle l’envoyer ! Regardez-la, et dites-moi si l’air de l’Angleterre ne lui a pas parfaitement réussi. Les deux mères, Mr Kendrew, semblent revivre dans leurs enfants. Nous n’avons toutes deux qu’une fille : la mienne est la petite Anne, comme moi ; la fille de mon amie est la petite Blanche, comme elle. Les deux enfants se sont prises l’une pour l’autre de la même affection qui avait uni les mères au temps lointain du pensionnat. On a souvent parlé des haines héréditaires. N’y a-t-il pas aussi des amitiés héréditaires ?
L’hôte ne put répondre, car le maître de la maison lui adressa la parole.
– Kendrew, dit Mr Vanborough, quand vous serez las de cette sentimentalité domestique, je pense que vous prendrez bien un verre de vin ?
Cela avait été dit d’un ton dédaigneux, qui ne prenait nullement la peine de se déguiser.
Mrs Vanborough sentit le rouge lui monter au visage ; elle se contint pourtant, et se tourna vers son mari avec le désir évident de le ramener à une humeur un peu moins rude :
– J’ai peur, mon cher, que vous ne soyez pas bien ce soir, lui dit-elle.
– Je serai mieux quand ces enfants auront fini le tapage qu’elles font avec leurs fourchettes et leurs couteaux.
Les enfants étaient en train de peler des fruits.
La plus jeune continua.
La plus âgée s’arrêta court et regarda sa mère.
Mrs Vanborough fit signe à Blanche de venir près d’elle et lui dit en montrant la porte-fenêtre ouvrant sur le jardin :
– Voudriez-vous aller manger votre fruit dans le jardin, Blanche ?
– Oui, dit Blanche, si Anne vient avec moi.
Anne se leva sur-le-champ, et les deux enfants sortirent en se donnant la main.
Mr Kendrew engagea prudemment la conversation sur un autre sujet : il fit allusion à la location de la maison.
– Ce sera une triste chose pour ces jeunes enfants que d’être privées du jardin. Je trouve vraiment que c’est une pitié que de renoncer à une si jolie habitation.
– Quitter la maison n’est pas ce qu’il y a de pire, répondit Mrs Vanborough. Si John pense que Hampstead est trop loin de Londres pour sa commodité, naturellement il faut nous transporter ailleurs. Ce qui me paraît dur, et ce dont je me plains, c’est d’avoir à m’occuper de louer la maison.
Mr Vanborough jeta à sa femme le coup d’œil le plus disgracieux possible, de l’autre côté de la table.
– En quoi avez-vous à vous en occuper ? demanda-t-il.
Mrs Vanborough essaya encore une fois d’éclaircir l’horizon conjugal par un sourire.
– Mon cher John, dit-elle avec douceur, vous oubliez que, pendant que vous êtes à vos affaires, je suis ici toute la journée. Je ne puis ne pas voir les personnes qui viennent pour visiter la maison, et quelles gens ! ajouta-t-elle en se tournant du côté de Mr Kendrew. Ils sont en méfiance de toute chose depuis le décrottoir de la porte jusqu’aux cheminées sur le toit. Ils m’imposent leur présence à toutes les heures. Ils font toutes sortes de questions indiscrètes, et ils me donnent parfaitement à entendre qu’ils ne sont pas disposés à croire à mes réponses, avant même que je n’aie eu le temps de les faire. Un jour, c’est une femme qui s’écrie : « L’écoulement des eaux ménagères se fait-il bien ? » Elle ricane d’un air soupçonneux avant qu’on lui ait répondu oui.
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