Un autre jour, c’est un homme grognon qui demande : « Êtes-vous bien sûre que la maison est solidement bâtie ? » et il saute en l’air et retombe de tout son poids sur le plancher pour en éprouver la force. Aucun de ces visiteurs ne veut convenir que nos allées sont bien sablées et que notre jardin est exposé au midi. Personne ne se soucie des améliorations que nous y avons faites. Quand ils entendent parler du puits artésien de John, ils ont l’air de gens qui n’ont jamais bu d’eau. S’il leur arrive de passer par ma basse-cour, ils prennent des airs dédaigneux quand on leur montre les poules et qu’on leur dit qu’il y a des œufs frais !
Mr Kendrew éclata de rire.
– J’ai passé par toutes ces épreuves, dit-il. Les gens qui ont à prendre une maison en location sont les ennemis-nés de ceux qui en ont une à louer. Étrange, n’est-ce pas, Vanborough ?
L’humeur maussade de Vanborough résista aussi obstinément à son ami qu’elle avait résisté à sa femme.
– Je ne sais, répondit-il, je n’ai pas écouté.
Cette fois, sa voix et son air avaient quelque chose de presque brutal.
Mrs Vanborough regarda son mari avec une expression non déguisée de surprise et d’inquiétude.
– John ! dit-elle, qu’avez-vous ?… êtes-vous souffrant ?
– Un homme peut être inquiet et ennuyé, je suppose, sans être positivement souffrant.
– Je suis fâchée d’apprendre que vous êtes ennuyé… Sont-ce des ennuis d’affaires ?
– Oui… les affaires.
– Consultez Mr Kendrew.
– J’attends pour le consulter…
Mrs Vanborough se leva.
– Sonnez, cher, dit-elle, quand vous voudrez le café.
En passant près de son mari, elle posa tendrement la main sur son front.
– Je voudrais pouvoir éclaircir ce front soucieux ! mur-mura-t-elle.
Mr Vanborough secoua la tête avec impatience.
Mrs Vanborough soupira ; elle allait sortir, mais son mari la rappela avant qu’elle eût quitté la salle à manger.
– Veillez à ce que nous ne soyons pas interrompus !
– Je ferai de mon mieux, John.
Elle regarda Mr Kendrew qui tenait la porte ouverte devant elle et, faisant un effort pour reprendre un ton léger :
– Mais n’oubliez pas nos ennemis-nés ! dit-elle. Quelqu’un peut venir, même à cette heure de la soirée, qui voudra voir la maison.
Les deux hommes restèrent seuls.
Il y avait entre eux un contraste frappant.
Mr Vanborough était beau, fort grand, très brun, avec des manières décidées, beaucoup d’énergie sur le visage, et cette énergie était visible pour tout le monde, tandis qu’un observateur attentif seul pouvait pénétrer la fausseté native de sa physionomie et de son regard.
Mr Kendrew était petit et chétif, ses manières étaient lentes et embarrassées, excepté quand une émotion subite l’arrachait à cet engourdissement ordinaire. Le monde ne voyait en lui qu’un homme laid et peu démonstratif. L’observateur pénétrait au-delà de son visage et devinait une belle nature solidement assise sur de vrais principes d’honneur et de loyauté.
Ce fut Mr Vanborough qui entama la conversation.
– Si vous vous mariez jamais, dit-il, ne soyez pas aussi sot que je l’ai été, Kendrew, ne prenez pas une femme au théâtre.
– Si je trouvais une femme comme la vôtre, répliqua Mr Kendrew, je la prendrais même au théâtre. Une femme belle, une femme de talent, d’une réputation sans tache, et qui vous aime sincèrement. Homme insatiable ! Que vous faut-il de plus ?
– Il me faudrait beaucoup plus, Kendrew ; il me faudrait une femme apparentée et de haute naissance, une femme qui puisse recevoir la meilleure société de l’Angleterre, et ouvrir à son mari le chemin d’une position dans le monde.
– Une position dans le monde ! s’écria Mr Kendrew. Voici un homme auquel son père a laissé un demi-million de livres sterling en argent, à la seule condition de prendre sa place à la tête d’une des plus grandes maisons de commerce de l’Angleterre. Et il parle d’une position, comme s’il était petit commis dans sa propre maison ! Qu’est-ce que votre ambition sur cette terre, pour voir au-delà de ce que votre ambition a déjà obtenu ?
Mr Vanborough vida son verre et dévisagea son ami.
– Mon ambition, dit-il, voit une carrière parlementaire avec la pairie comme couronnement… et cela sans autre obstacle, sur ma route, que ma très estimable femme.
Mr Kendrew fit un signe désapprobateur.
– Ne parlez pas ainsi, dit-il. Si vous plaisantez… c’est une plaisanterie que je ne comprends pas. Si vous parlez sérieusement… vous me forcez à concevoir un soupçon, auquel je préfère ne pas m’arrêter. Changeons de sujet.
– Non, arrivons au fait, et à l’instant même ! Que soupçonnez-vous ?…
– Je soupçonne que vous êtes las de votre femme.
– Elle a 42 ans, j’en ai 35, et il y a treize ans que nous sommes mariés. Vous savez tout cela et vous ne faites que soupçonner que je suis las d’elle. Dieu bénisse votre innocence ! N’avez-vous rien de plus à dire ?
– Si vous m’y forcez, j’userai de la liberté que peut prendre un vieil ami, et je vous dirai que vous n’agissez pas bien avec elle. Il y a près de deux ans que vous êtes revenu de l’étranger pour vous établir en Angleterre, après la mort de votre père. Votre fortune vous a ouvert l’accès des meilleures sociétés. Jamais vous n’y avez présenté votre femme. Vous allez dans le monde comme si vous étiez garçon, j’ai des raisons de croire que vous vous faites même passer pour célibataire parmi vos nouvelles connaissances. Pardonnez-moi si j’exprime ma pensée un peu vertement, mais je ne peux la retenir. Il est indigne de vous d’enterrer ici votre femme, comme si vous aviez honte d’elle !…
– J’en ai honte, en effet.
– Vanborough !
– Attendez, vous n’aurez pas si facilement raison de moi, cher ami. Résumons le passé. Il y a treize ans, je tombe amoureux d’une chanteuse de théâtre et je l’épouse. Mon père est furieux contre moi et me voilà forcé de m’en aller vivre à l’étranger. À l’étranger on ne savait qui était ma femme. Mon père m’a pardonné sur son lit de mort et j’ai dû la ramener dans mon pays.
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